Guillerm ar Bleis : copiste breton (vers 1350)
Parmi les nombreux copistes bretons du Moyen Âge que j’ai pu étudier figure un certain Guillerm ar Bleis (Guillaume Le Bleis), originaire de Kergoat au pays de Cornouaille. Nous ne connaissons de lui qu’un seul manuscrit : l’oeuvre de Peyre de Paternas, maître en théologie des ermites de saint Augustin, Tractatus de sufficientia et de humanae vitae necessitate, conservé dans le manuscrit Paris, BnF, Lat. 3313A (Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b525126499
Il s’agit d’un traité de morale en occitan et latin, rédigé en 1349 pour Delphine de Beaufort, la nièce du pape Clément VI, dont les armoiries sont souvent placées à côté de celles de son époux, Hugues de La Roche. Pour notre copiste breton, cela n’a pas du être chose facile …
Le copiste se nomme au fol. 160v : Guillelmus Lupi, de villa nemoris, Corisopitensis dyocesis, scripsit, … ad peticionem religiosi uiri fratris Petri de Paternis …
Au fol. 1, deux peintures représentent la dédicataire aux pieds de la Vierge et de l’Enfant, présentée par s. Augustin, l’autre, l’auteur offrant son livre. Sur plusieurs fol. des notes en français ont été tracées à l’intention de l’enlumineur. Ainsi, au fol. 27v : « Grisel avant » — « Mestre Jehan de Mazeres »
Peut-être avons-nous là une représentation de l’enlumineur et du copiste ? Ou bien s’agit-il d’un maître notaire (Jean de Mazères) et de son « clerc » (Guillerm ar Bleis) exerçant du côté d’Avignon?
Au fol.148, un corbeau dit à un âne joueur d’orgue : « je chante mieux que vous »
Au fol. 149v : « S. Augustin despute contre les bougres »
Guillerm ar Bleis ne semble pas être un copiste professionnel. Exerça-t-il comme notaire ? En novembre 1358, l’office de tabellion fut accordé à Guillaume Lupi (le Bleiz) de villa nemoris (de Kergoat), clerc de Quimper, non marié, et n’étant pas dans les ordres sacrés (Innocent VI, tome XX, fol. 339). Bulletin diocésaine d’histoire et d’archéologie, Quimper, 1912, p. 128. Les toponymes Kergoat étant légion en Cornouaille, difficile de dire exactement d’où était originaire notre copiste. Peut-être est-ce de Kergoat en Quéménéven (arrondissement de Quimper), que le peintre Jules Breton (+1906) a si bien immortalisé ?
Bibliographie
Carolus-Barré, « Peyre de Paternas, auteur du Libre de sufficiencia et de necessitat (1349) », dans Romania, t. 67 (1942-1943), p. 237.
Jean-Luc Deuffic, « Copistes bretons du Moyen Age (xiiie-xve) : une première “handlist”… », in Pecia. Le livre et l’écrit, Notes de bibliologie , vol.13, 2010, p. 151-198 , cité p.162
Jean-Luc Deuffic, « Livres d’heures et manuscrits du Moyen Âge identifiés (xive-xvie s.) », in Pecia. Le livre et l’écrit, Notes de bibliologie , vol. 7, 2009, cité p. 283
Émilie Nadal, « Les animaux dans les manuscrits du Sud-Ouest de la France au 14e siècle », dans De Medio Aevo, ISSN-e 2255-5889 : https://dx.doi.org/10.5209/dmae.66816
Catherine E. Léglu, Introduction, in Multilingualism and Mother Tongue in Medieval French, Occitan, and Catalan Narratives, https://doi.org/10.1515/9780271078632-003
Jean-Baptiste Camps, Les Manuscrits occitans à la Bibliothèque nationale de France, Diplôme de conservateur des bibliothèques, 2010, p. 65-66.
Jean Rioche, franciscain, gardien du couvent de Saint-Brieuc (XVIe siècle)
Le Franciscain Jean Rioche est avant tout connu comme auteur d’un précieux Compendium, une Chronique Universelle dédiée à son évêque Nicolas Langelier (1564 à 1595), dont l’édition la plus répandue est celle de 1576 : Compendium temporum et historiarum ecclesiasticarum ab ascensione Christi usque ad nostra tempora, ex sacratis & probatis ecclesiasticis scriptoribus desumptum. Authore fratre Iohanne Rioche, ordinis Minorum, provincia Britanniae alias ministro provinciali…., imprimée à Paris par Guillaume Julian (ex. Paris, BnF, Rés. H. 7742).
Plusieurs exemplaires sont numérisés en ligne dont celui de Munich, à l’adresse suivante:
https://www.digitale-sammlungen.de/de/view/bsb10178589?page=5
Jean Rioche fut gardien du couvent des Cordeliers de Saint-Brieuc et ministre provincial de l’ordre. Au-delà de ce titre, le seul qu’on lui connaisse, le personnage ne semble guère documenté. Il y a bien une rue Jean Rioche à Saint-Brieuc mais il s’agit d’un homonyme, maire de la ville au début du XXe siècle. Assurément, le patronyme Rioche semble bien originaire de cette région des Côtes d’Armor : on le trouve surtout à Plouasne où il est attesté depuis le début du XVIe siècle.
Le couvent de Saint-Brieuc fut fondé par Charles de Kerimerch, sr. du Quillio, Thébaut, son fils, et Jeanne de Couvran, femme de ce dernier, qui donnèrent leur maison de Aulte-Garde. La première pierre de la chapelle fut bénite le 3 septembre 1504 comme l’indiquaient les vers suivants sur le portail de l’église :
L’an de grâce mil cinq cens quatre,
Le IIIème jour, sans rabbatre,
De septembre en ceste église,
La première pierre fut sise.
La dédicace eut lieu le VII des calendes d’août 1515 (R. Couffon).
Pour renflouer un peu le maigre dossier biographique de notre Jean Rioche, faisons appel à la BEINECKE RARE BOOK AND MANUSCRIPT LIBRARY de l’Université de Yale (New Haven, Connecticut, États-Unis), laquelle possède un recueil manuscrit lui ayant appartenu. Il s’agit d’un ensemble de pièces, dont une imprimée, toutes relatives à l’ordre franciscain, certaines sur les Clarisses. On trouvera en ligne une description précise du manuscrit à cette adresse : https://pre1600ms.beinecke.library.yale.edu/docs/pre1600.mars277.htm
En effet, à la fin du volume Jean Rioche a couché cette note, désirant qu’après sa mort l’ouvrage irait à son couvent de Saint-Brieuc :
Simplici usui fratris Iohannis Rioche Iunioris post cuius obitum fiat de conuentu sancti Brioci (à noter la précision « Rioche junioris » : y avait-il un « senior » aussi franciscain ?).
Dans ce même manuscrit, fol. 1v°, nous trouvons la mention d’un certain « Marturinus Robini clericus Maleacensis dyocesis ». Ce frère franciscain, Mathurin Robin, du diocèse disparu de Maillezais (Vendée), figure également au colophon du manuscrit latin 3298 de la Bibliothèque nationale de France, recueil de sermons de Bernardin de Sienne (1380-1444), qui le reçut du frère Jean Fortianus, pour 14 pièces d’or royales, en 1478 :
« Iste liber pertinet patri fratri Maturino Robini, ordinis Minorum Fratrum, quem habuit a fratre Johanne Fortiani ejusdem ordinis et costitit sibi quatuordecim bonos aureos regie currentis, et hoc anno Domini millesimo CCCC LXXVIII°, et die XIIa aprilis. » (fol. 273).
HERIBERT TENSCHERT : à propos de nos livres d’heures de Bretagne
HERIBERT TENSCHERT
Dans le monde assez fermé de la vente du manuscrit enluminé, HERIBERT TENSCHERT occupe une place privilégiée, au sommet même de la discipline. Depuis plus de 45 ans, cet homme, amoureux du livre manuscrit, a fait de l’art de collectionner son métier et sa passion. Nombre de trésors sont passés entre ses mains expertes, trésors qu’il a fait connaître de par le monde au travers de ses nombreux catalogues érudits somptueusement illustrés.
Heribert Tenschert est né en 1947 d’une famille de réfugiés de Silésie/ Bohème installée en Bavière (Allemagne). Après des études de littérature et de philologie allemandes et romanes (1969-1977) à l’université de Fribourg-en-Brisgau, avec Erich Köhler (1924-1981), il ouvre une librairie spécialisée à Rotthalmünster, en pays bavarois. Intéressé à l’origine par la bibliophilie moderne (épisode Franz Kafka), il se consacre principalement par la suite aux ouvrages médiévaux et plus particulièrement aux livres d’heures, tant manuscrits qu’imprimés. Parmi ses nombreux clients figure l’industriel et collectionneur d’art allemand Kurt Bösch, propriétaire alors de la Bibermühle, résidence “seigneuriale” près de Ramsen (Suisse), au bord du Rhin, composée du moulin d’origine avec ses dépendances et d’une villa aux allures de château, construite par Albrecht Sulzer en 1918.
C’est dans ce magnifique domaine de Bibermühle qu’il acquiert en 1993, que notre collectionneur passionné déploie toute son énergie dans l’expertise des plus beaux et des plus précieux manuscrits enluminés, tant pour leur illustre provenance (souvent royale) que pour leur somptueuse décoration (attribuée aux maîtres les plus prestigieux).
Heribert Tenschert, collectionneur, est avant tout un “connoisseur” doté d’une mémoire fabuleuse. En France, en 2002, il reçoit le grade de Chevalier de l’ordre des arts et des lettres et la communauté universitaire, au vue de ses compétences, a jugé bon de le nommer à juste titre docteur honoris causa de l’Albert-Ludwigs-Universität de Fribourg-en-Brisgau en 2010.
Bibermühle abrite ainsi la plus grande collection au monde de livres d’heures imprimés, ainsi que le plus important ensemble de livres illustrés du XVIIIe siècle (environ 2600 ouvrages), la plus belle réunion de reliures mosaïquées du XVIIIe siècle, et une collection unique de livres illustrés français de l’époque romantique (vers 1825-1875, environ 1000 volumes).
Heribert Tenschert s’est entouré des meilleurs spécialistes. Pas étonnant donc, si la plume et les connaissances d’historien d’art du professeur Eberhard König rehausse encore davantage ses riches catalogues depuis de nombreuses années. Le dernier en date (Katalog LXXXVIII, 2021) est entièrement consacré au livre d’heures de Claude de Toulongeon (1), seigneur de Traves, de la Bastie, du Chastelier, etc… chevalier de la Toison d’or en 1481, un des principaux opposants à Louis XI en Bourgogne, lequel occupa plusieurs fonctions importantes : conseiller et chambellan de l’archiduc en 1477. Marié en février 1476 avec Guillemette de Vergy, dame de Bourbon-Lancy (+1504), veuve de Guillaume de Pontailler, seigneur de Talmay, fille de Charles de Vergy et de Claude de La Trémoille.
Les Heures de Claude de Toulongeon
Ma rencontre avec Heribert Tenschert s’est faite assez simplement, mais dans un lieu prestigieux, sous la coupole du Grand Palais, à Paris, lors d’un Salon International du Livre Ancien, toujours très fréquenté. Mes yeux avaient été attirés par le splendide livre d’heures de Jean Troussier, sénéchal de Lamballe (v. 1420-1430), d’une fraicheur exceptionnelle, exposé dans une de ces vitrines où s’étalaient bien d’autres merveilles.
Depuis plusieurs années déjà, je travaillais à rassembler un corpus des livres enluminés de Bretagne (2). Cette rencontre avec Heribert Tenschert me fut dès lors bénéfique, d’autant que plusieurs de ces ouvrages bretons étaient déjà passés entre ses mains. Quel bonheur d’échanger avec Heribert Tenschert ! De passionné à passionné il n’y a pas de frontières … Je dois bien remercier le destin de m’avoir fait connaître cet exceptionnel collectionneur, et surtout d’apprécier les qualités de l’homme qu’il est, autant par ses connaissances que par son humanisme. Depuis, nos contacts restent réguliers et c’est toujours avec grand plaisir de correspondre avec lui sur des sujets communs, à découvrir de nouvelles provenances.
Parmi les heures bretonnes rassemblées dans mon récent corpus, plusieurs ont “transité” par Heribert Tenschert. Je les donne ci-dessous avec leur numéro respectif dans l’ordre où ils sont placés dans notre ouvrage :
[57] Rennes Métropole, Bibliothèque, ms. 1509. Heures Du Chalonge-Boüan. Manuscrit numérisé sur BVMM/IRHT.
[61] Collection privée. Heures de Guémadeuc. Livre d’heures à l’usage de Rome, du capitaine Tanneguy Madeuc et de son épouse, Anne du Fou. Paris? Lyon? Bourges? vers 1500, par le Maître d’Antoine de Roche (Guido Mazzoni, v. 1450-1518), et le Maître du Spencer 6 (ou le Maître de Guillaume Lambert, de Lyon). Ce manuscrit a fait l’objet d’une somptueuse reproduction fac-similé publiée par Heribert Tenschert, commentée par Eberhard König, en 2001: Eberhard König, Das Guémadeuc-Stundenbuch. Der Maler des Antoine de Roche und Guido Mazzoni aus Modena, Kommentar zur Faksimile-Edition mit einem genealogischen Essay von Xavier Ferrieu, Rotthalmünster (Allemagne) : Ramsen (Suisse) : H. Tenschert. Collection : Illuminationen ; 3.
Heures de Guémadeuc, enluminées par Guido Mazzoni
[73] Collection privée. Livre d’heures à l’usage de Paris, de Jean Troussier, procureur général de Bretagne gallo et sénéchal de Lamballe. Paris, vers 1420-1430. Dites Heures de la Gaptière (3).
[82] New York, The Morgan Library & Museum, ms. M.1135. Livre d’heures à l’usage de Rome. Bourges ? vers 1522. Heures de Maubruny.
[83] Collection privée. Livre d’heures à l’usage de Poitiers. Tours, vers 1480. Heures du Pou.
[123] Collection privée. Livre d’heures à l’usage de Rome. Nantes ?, vers 1450. Décoration : Maître de Jacques d’Armagnac ? Maître des Heures d’Oxford ?
[149] Rennes Métropole, Bibliothèque, ms. 2054. Livre d’heures à l’usage de Rennes. Nantes?, vers 1460. Achat 2007 (Heribert Tenschert). Manuscrit numérisé sur les Tablettes Rennaises.
[157] Collection privée. Heures à l’usage de Rennes (ou Le Mans?). Rennes?, vers 1440.
[161] Collection privée. Livres d’heures à l’usage de Rennes. Bretagne, vers 1440. Commanditaire : un membre de la famille Le Veneur (Pierre?).
[165] Collection privée. Livre d’heures à l’usage de Rennes, vers 1420. Commanditaire non identifié (XVe siècle) ‒ Pierre Legros (XVIIIe siècle), Angers.
[207] Collection privée. Livres d’heures de Jean de Noual et de Jeanne Maingard, de Saint-Malo. Gand, Bruges, 17 mai 1499.
Heures de Jean Troussier, sénéchal de Lamballe. Heures de La Gaptière
Au-delà de cette liste de livres d’heures, tous aussi intéressants les uns que les autres, c’est l’amour du manuscrit qui nous rassemble. L’étude du livre “objet” s’est élargie aujourd’hui à des aspects jusque là quelque peu négligés. Tout a pris de l’importance dans les détails même du manuscrit, de la découverte d’un commanditaire jusqu’à l’identification des provenances. Connaître un livre c’est comprendre aussi son lecteur. On doit à Heribert Tenschert cette volonté suprême de sublimer le livre dans toutes ses composantes.
Notes
(1) Prof. Dr. Eberhard König, Katalog LXXXVIII, The Book of Hours of Claude of Toulongeon. Heribert Tenschert, 2021. 151 p., 100 illustrations coul. ISBN 978-3-906069-36-4.
(2) Jean-Luc Deuffic, Le livre d’heures enluminé en Bretagne – Car sans heures ne puys Dieu prier –, Collection Manuscripta Illuminata (MI 5), 742 p., 22 b/w ill. + 125 colour ill., 216 x 280 mm, 2019. ISBN: 978-2-503-58475-1. Turnhout: Brepols Publishers.
(3) Sur ces Heures, voir Prof. Eberhard König, Das Pariser Stundenbuch an der Schwelle zum 15. Jahrhundert. Die Heures de Joffroy und weitere unbekannte Handschriften, Antiquariat Bibermühle, 2011 (Studien und Monographien num. 15), p. 279-306, 19 pl. Jean-Luc Deuffic , “Miscellanées bretonnes : la page dans tous ses états : XV. Le commanditaire breton des « Heures de La Gaptière »“, dans Pecia, 16, 2013, Performance and the Page, p. 221-228.
Sources
HERIBERT TENSCHERT (Site)
Andreas Platthaus, “Der Herr der alten Bücher”, Frankfurter Allgemeine Zeitung, 21 juillet 2010 (en ligne)
Lilli Binzegger, “Heribert Tenscherts Tresor” (en ligne)
D. Courvoisier, “Notes de lecture. Univers romantique. Les Français peints par eux-mêmes”, dans Bulletin du Bibliophile, 2018, p. 409-411.
Pages
Auteur du blog : Jean-Luc DEUFFIC

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