1 Déc 2007
Jean-Luc Deuffic

La place de la musique dans la culture médiévale

Olivier Cullin (éd.), La place de la musique dans la culture médiévale. Actes du Colloque organisé à la Fondation Singer-Polignac le mercredi 25 octobre 2006 (Rencontres médiévales européennes), Turnhout, Brepols, 2007. 16 x 24 cm. 151 p. (musique notée). ISBN 978-2-503-52520-4.
Les Rencontres Médiévales Européennes avaient choisi pour thème de cette journée du 25 octobre 2006 la place de la musique dans la culture médiévale. Vaste programme pour ce « ciment … vecteur privilégié de la Parole de Dieu et des poètes … » Les communications présentées s’accordent bien entendu sur le rôle prépondérant de la musique dans la vie intellectuelle et sociale. S’appuyant sur un héritage théorique et mythologique gréco-romain, la musique médiévale s’est inscrite dans la culture occidentale comme un art entier, « chant de l’âme et du corps … de la terre et du ciel ».
Michel Lemoine (†) parlant de saint Augustin (354-430), montre comment le grand théologien a « apporté au profit de la musique religieuse le poids d’une expérience spirituelle ».
Les lois de la musique ont-elles été inventées avant les instruments ? Jean-Marie Fritz étudie la réception médiévale des mythes antiques. Le premier musicien a-t-il imité le chant des oiseaux, le bruit du vent ? C’est la thèse primitiviste. D’autres considèrent au contraire que la théorie a précédé la pratique. La Genèse (4, 21) raconte comment Jubal, l’ancêtre des joueurs de cithare, découvrit les lois de la musique bien avant les instruments.
L’importance de la musique dans la société médiévale, et plus particulièrement dans la littérature fait l’objet d’une étude de Jacques Verger consacrée à Vincent de Beauvais et aux encyclopédistes du XIIIe s. Le dominicain est l’auteur du Speculum majus (en trois volumes : historiale, naturale, doctrinale), achevé en 1258, entreprise colossale dont le succès se mesure au nombre d’exemplaires encore conservés dans les bibliothèques. La musique est surtout présente dans le Speculum doctrinale, dans le livre dédié aux mathématiques (Livre XVI), c’est-à-dire au quadrivium. Vincent de Beauvais s’applique à donner quelques principes théoriques sur la musique, exploitant des sources déjà connues comme le De institutione musica de Boèce (ca 480-524/525) ou des auteurs antiques (Platon, Ptolémée, Virgile). Jacques Verger achève son étude en analysant la musique et le son dans le De proprietatibus rerum de Bathélémy l’Anglais (+ après 1250). Il conclut par la portée limitée des encyclopédies médiévales comme témoins historiques de la musique et de sa pratique.
« La mémoire médiévale est liée à la formation d’un système d’images ». A partir de cette idée fondamentale exprimée par Frances Yates, dans The Art of Memory (1966), Olivier Cullin, professeur de musicologie médiévale et chercheur au Centre d’Etudes Supérieures de Civilisation Médiévale de Poitiers (CNRS-UMR 6223), éditeur de ces Rencontres, nous introduit dans « l’oeil de l’esprit », définissant les dimensions respectives de la musique, de la mémoire et de l’écriture au Moyen Age. S’appuyant sur son édition électronique (1) du graduel de Bellelay, Olivier Cullin nous fait observer par exemple la disposition et certaines distinctions qui permettent à l’oeil de saisir les informations essentielles : encre noire du texte, encre rouge des rubriques, grandes majuscules pour l’introït, etc. L’écriture est « une servante de la mémoire, le livre son extension … les lettres écrites évoquent les voix de ceux qui ne sont plus … » (Mary Carruthers dans son Machina memorialis, Paris, 2002, p. 167-168). Ainsi, paradoxalement la musique ne nait pas de l’écriture musicale.
Martine Clouzot s’intéresse depuis plusieurs années à la musique, aux musiciens et à leurs instruments, qu’ils soient populaires ou de cour. Elle nous présente ici une étude sur la musique au service du prince aux XIVe et XVe s. Gilles de Rome (1243-1316), dédiant au futur Phlippe le Bel son De Regimine principum, « enseigne comment les rois et les princes doivent estres joieus et esbatanz selon reson ». Martine Clouzot relève ainsi la place importante des ouvrages didactiques et encyclopédiques (traitant de la musique) dans les « librairies » princières. L’ars musica serait-il un art de « gouvernance » ? L’exemple du roi David, musicien par excellence, symbolise cette reconnaissance du prince chrétien, figure d’autorité, « modèle chantant du pouvoir » (Michel Zink). Christine de Pisan compare Charles V à ce dernier, comme lui « il aimait à écouter … des instruments à sons voilés que l’on jouait aussi bas que l’art de la musique peut le permettre… » (Le Livre des fais et bonnes meurs du roi Charles V le Sage, 1997, p. 69). L’auteur des Psaumes, David, dont la représentation occupe de façon récurrente l’initiale B du Beatus vir dans les manuscrits liturgiques médiévaux, traduit avec force cette rencontre de la musique et du spirituel.
Ces communications des Rencontres Médiévales Européennes (2006), conjugant richesse et diversité, nous proposent un regard croisé sur divers aspects de la musique médiévale. Elles expliquent notamment la place singulière qu’elle exerça durant plusieurs siècles comme élément fondamental de notre histoire culturelle occidentale.

Sommaire
Monique Cazeaux, Introduction, p. 9
(†) Michel Lemoine, Saint Augustin et la musique, p. 11
Jean-Marie Fritz, La réception médiévale des mythes antiques d’invention de la musique, p. 23
Dom Daniel Saulnier, Le Verbe et la musique, p. 39
Gunilla Iversen, Le son de la lyre des vertus. Sur la musique dans la poésie liturgique médiévale, p. 47
Jacques Verger, La musique et le son chez Vincent de Beauvais et les encyclopédistes du XIIIe s., p. 71
Olivier Cullin, L’oeil de l’esprit : la musique, la mémoire et l’écriture au Moyen Age, p. 87
Anne-Zoé Rillon, Convaincre et émouvoir. Les conduits monodiques de Philippe le Chancelier, un médium pour la prédication, p. 99
Martine Clouzot, Musique, savoirs et pouvoir à la cour du prince aux XIV et XVe siècles, p. 115
Michel Zink, Conclusions, p. 139

Note: (1) Graduel de Bellelay [En ligne]
Liens :
Olivier Cullin : bio-bibliographie [Lien]
Fondation Singer-Polignac [Lien]

Editions BREPOLS
Begijnhof 67
B-2300 Turnhout Belgique
Site web [Lien]

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