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2 Sep 2007
Jean-Luc Deuffic

Even, le secrétaire breton de saint Thomas d’Aquin (+ 1274)

Le célèbre théologien et philosophe Thomas d’Aquin (ca 1225-1274) avait à sa disposition nombre de secrétaires dont l’un, sans doute clerc séculier, professionnel de l’écriture, était originaire du diocèse de Tréguier, et se nommait Even Garuith (Garvez?). Guillaume de Tocco relate une anecdote du breton racontant comment Thomas d’Aquin, après lui avoir dicté, s’étant assis pour se reposer, s’endormit et continua à dicter même en dormant …
The famous theologian and philosopher Thomas Aquinas (c.1225-1274) had several secretaries, one of whom, Even Garuith (Garvez?), who was almost certainly a secular clerk and a professional scribe, was from the diocese of Tréguier. Guillaume de Tocco notes how a Breton told the tale of how Thomas Aquinas, having dictated to Even, sat down to rest, fell asleep, but continued to dictate even in his sleep…
De quo (Thomas) retulit scriptor suus, quidam Bricto, Euenus Garuith Trecorensis dyocesis, quod postquam dictauerat sibi et duobus aliis scriptoribus quos habebat, tanquam fessus pre labore dictandi, ponebat se dictus doctor pro pausationis gratia ad quietem, in qua etiam dormiendo dictabat.

Biblio
Jean-Pierre Torrell O.P., Initiation à saint Thomas d’Aquin, Cerf & Editions universitaires de Fribourg, 2002, p. 353-354.
Claire Le Brun-Gouanvic, L’histoire de saint Thomas d’Aquin de Guillaume de Tocco, traduction française du dernier état du texte (1323),Cerf, Sagesses chrétiennes, 2005.

Illustration: Angers BM 208. Fin XIIIe s. Saint Thomas enseignant. Détail f. 1.
© Institut de recherche et d’histoire des textes – CNRS

30 Août 2007
Jean-Luc Deuffic

Tablettes à écrire

Tabula rasa … (faire table rase) … l’expression – dit-on – était employée lorsqu’on lissait la cire d’une tablette à écrire pour en effacer le texte.


Pompéï. Ier s.

Ces tablettes en usage depuis l’Antiquité furent encore utilisées tout au long du Moyen Age.
Exemples, ces magnifiques ensembles de fabrication française acquis dernièrement par la Bibliothèque royale de Belgique :
KBR, ms. IV 1277 & 1278, avec leur étui d’origine en cuir bouilli, XIVe s.

ou celles – superbes – présentées par le Metropolitan Museum of Art de New-York :


Tablettes à écrire avec scènes de la Passion, ca. 1300–1320 (France ou Allemagne). Ivoire d’éléphant, polychrome, or. 73 x 40 x 23 mm.
(c) The Jack and Belle Linsky Collection, 1982 (1982.60.399)

On utilisait régulièrement de telles tablettes en bois de buis, buxa cerata, dont Isidore de Séville vente la robustesse et la facilité d’utilisation.
\”A côté de ces buxeae, des exemplaires plus soignés existaient, faits d’argent doré ou d’ivoire : tabulae de ebore, ex ebore, tabulae eburnae, codices eborei) expressions rencontrées chez saint Augustin ou le moine de Saint-Gall Ekkehard. Enfin, sous la plume de Raoul Glaber et bien d’autres auteurs (Pline l’Ancien, Sidoine Apollinaire, etc..) , on trouve le terme pugillares, pugillaris (de pugno : le poing, qui tient l’instrument), dans l’expression pugillares tabellae, pugillas ceras. Les tablettes étaient, le plus souvent, au moins doubles, formant ainsi diptyques, triptyques, etc., car un côté se refermait pour protéger l’autre qui servait à l’écriture, jusqu’à des livres entiers .\”


(c) Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms 553, f. 105.

Sources 
Paris BnF: L’aventure des écritures [En ligne]
Vindolanda writing tablets [En ligne]
Metropolitan Museum [En ligne]
Wikipedia [En ligne]

Bibliographie
Elisabeth Lalou (éd.), Les tablettes à écrire, de l’Antiquité à l’époque moderne: Colloque International du CNRS, Paris, Turnhout, Brepols, 1992 (Bibliologia 12).
Élisabeth Lalou, Le support de cire [annexe à la séance du 3 novembre 2005 consacrée aux Matériaux de l’écrit], dans Le manuscrit dans tous ses états, cycle thématique 2005-2006 de l’IRHT, S. Fellous, C. Heid, M.-H. Jullien, T. Buquet, éds., Paris, IRHT, 2006 (Ædilis, Actes, 12) [En ligne]
Élisabeth Lalou, Les tablettes de cire médiévales : support, surface [intervention du 7 mars 2002], dans Les matériaux du livre médiéval, séminaire de recherche de l’IRHT, M. Zerdoun, dir., Paris, IRHT, 2005 (Ædilis, Actes, 8) [En ligne]
W. H. Forsyth, French Medieval Writing Tablet, dans le Metropolitan Museum Bulletin, 33, p. 259-60.
F. W. Robinson, Notes on a French Gothic Writing Tablet, dans le Detroit Institute Bulletin, 22, p. 84-7.
Marc Smith, De la cire au papyrus, de la cire au papier : deux mutations de l’écriture ?, dans la Gazette du livre médiéval, 43, 2003, p. 1-13.
Tablettes découvertes à York par une équipe d’archéologues, et conservant quelques lignes en cursiva Anglicana ( XIVe s.) : The Role of the Wax Tablet in Medieval Literacy : A reconsideration in light of a recent find from York, par Michelle P. Brown, Journal of the British Library, volume 20, n°.1, 1994.


Parmi les préceptes de la Règle de saint Benoît , cap. 55 :
\”et ut hoc vitium peculiaris radicitus amputetur, dentur al abbate omnia quae sunt necessaria, id est cuculla, tunica, pedules, caligas, bracile, cultellum, graphium, acum, mappula, tabulas …\”.
Pour plus d’informations
voir le site du Dr Dianne Tillotson : Medieval writing.

 

30 Août 2007
Jean-Luc Deuffic

Mots de bibliophile … : Richard de Bury (1287-1345)

\”Nous pensons qu’il est avantageux d’entretenir les étudiants sur les diverses négligences qu’ils pourraient toujours facilement éviter, et qui nuisent considérablement aux livres. D’abord qu’ils mettent une sage mesure, en ouvrant ou en fermant les livres, afin que la lecture terminée, ils ne les rompent pas par une précipitation inconsidérée, et qu’ils ne les quittent point avant de remettre le fermoir qui leur est dû. Car il convient de conserver avec plus de soin un livre qu’un soulier.
Vous verrez peut-être un jeune écervelé, flânant nonchalamment à l’étude, et tandis qu’il est transi par le froid de l’hiver, et que comprimé par la gelée son nez humide dégoutte, ne pas daigner s’essuyer avec son mouchoir avant d’avoir humecté de sa morve honteuse le livre qui est au-dessous de lui… Il a un ongle de géant, parfumé d’une odeur puante, avec lequel il marque l’endroit d’un plaisant passage. Il distribue, à différentes places, une quantité considérable de fétus avec les bouts en vue, de manière à ce que la paille lui rappelle ce que sa mémoire ne peut retenir. Ces fétus de paille que personne ne retire, font sortir d’abord le livre de ses joints habituels, et ensuite, finissent par se pourrir. Il n’est pas honteux de manger du fruit et du fromage sur son livre ouvert et de promener mollement son verre tantôt sur une page tantôt sur une autre.
Il y a aussi des jeunes gens impudents auxquels on devrait défendre spécialement de toucher aux livres, et qui, lorsqu’ils ont appris à faire des lettres ornées, commencent vite à devenir les glossateurs des magnifiques volumes que l’on veut bien leur communiquer, et où se voyait autrefois une grande marge autour du texte on aperçoit un monstrueux alphabet ou tout autre frivolité qui se présente à leur imagination et que leur pinceau cynique a la hardiesse de reproduire… Et c’est ainsi que nous voyons très fréquemment les plus beaux manuscrits perdre de leur valeur et de leur utilité.
Que désormais les laïcs, qui regardent indifféremment un livre renversé comme s’il était ouvert par eux dans son sens naturel, soient complètement indignes de tout commerce avec les livres. Que le clerc couvert de cendres, tout puant de son pot au feu, ait soin de ne pas toucher, sans s’être lavé, aux feuillets des livres; mais que celui qui vit sans tache ait la garde des livres précieux.\”

Richard de Bury, Philobiblon. Tractatus pulcherrimus de amore librorum, rédigé vers 1343-1345, éd. et trad. Hippolyte Cocheris, 1856.

18 Août 2007
Jean-Luc Deuffic

Evrart de Trémagon et Le songe du vergier …

Laurent Brun, directeur du projet ARLIMA, me signalant la vente sur ebay d’un “morceau” de manuscrit du Songe du Vergier, je me propose d’écrire quelques lignes sur l’auteur et les manuscrits de ce texte (et de son original) dont la paternité a fait l’objet de débat depuis près d’un siècle maintenant.


Détail du manuscrit sur ebay

Le Somnium Viridarii peut être considéré comme le brouillon du Songe du Vergier. Les travaux récents de Marion Schnerb-Lievre l’ont définitivement attribué au breton Evrart de Tremagon. Ce dernier le composa – sans doute terminé en 1376 – à la demande du roi Charles V comme propagande de son indépendance vis-à-vis du pape Clément VII.
Le Songe du Vergier en est une traduction française, largement remaniée pour une plus grande clarté tant du point de vue de la composition même que de sa forme. Cette compilation inondée de citations, de renvois, “érudite”, met en dialogue un clerc et un chevalier, prétexte à un “plaidoyer de la politique royale”. Elle est une confrontation des rapports entre les autorités ecclésiastiques et séculières.
Voir le c.r. de Le Songe du vergier, édité d’après le manuscrit Royal 19 C IV de la British Library par Marion Schnerb-Lievre, Paris, C.N.R.S., 1982. 2 vol. in-8°, XCII-503 et 497 pages (Sources d’histoire médiévale publiées par l’Institut de recherche et d’histoire des textes.) par Jacques Krynen sur le site Persée.
Les manuscrits utilisés pour cette édition :
¤ London BL Royal 19 C IV
¤ Paris BnF Fr. 537. XVe s. (1452). Détail, ci-dessous, f. 1:


(c) Paris BnF

¤ Paris Mazarine 5322. Ci-dessous détail d’une enluminure, f. 2v:


(c) CNRS-IRHT / CINES / Bibliothèque Mazarine / Liber Floridus

L’auteur : Evrart de Tremagon
Docteur in utroque, doyen du chapitre de Chartres, Evrart de Tremagon fut nommé à la tête du diocèse de Dol par le pape Clément VII le 17 octobre 1382. Il fit sa soumission à la Chambre apostolique le 17 novembre de cette année, mais protesta ne devoir que 3000 florins et non 4000 pro communi servicio. Au reste, il mourut n’ayant acquitté qu’une infime partie de cette somme.
Avant de porter la mitre, il fut conseiller du roi, comme on le voit par un acte daté d’octobre 1374. En 1384 il a procès au Parlement de Paris avec Guillaume de Chamborant qu’il avait accusé d’avoir fait assassiner son frère Yvon.
Le 7 juin 1385 il est présent à la ratification d’une donation faite par le duc de Bretagne Jean IV, qui le nomma parmi ses exécuteurs testamentaires le 31 octobre de cette même année. En mai 1386 il assiste aux Etats de Bretagne.
Il fonda dans sa cathédrale une rente annuelle de 70 sous pour l’établissement d’une procession que les chanoines devaient faire tous les samedis après complies:
Item, quedam est processio que fit omnibus sabbatis post completorium, quam fundavit bone memorie Evrard de Tremaugon … in qua quidem processione cantatur Inviolata, et post, de profundis, cum oratione fidelium
Docteur en droit civil et droit canon, Evrart de Tremaugon professa à Paris entre 1369 et 1373. Trois de ses leçons ont été conservées et on fait l’objet d’une édition:
Gérard Giordanengo, Marion Schnerb-Lièvre, Trois leçons sur les Décrétales (Sources d’histoire médiévale, 33), cnrs, Paris, 1999.

On trouvera sur le site ARLIMA une notice avec bibliographie très détaillée et une liste des manuscrits du Songe du Vergier.
A consultera également, pour un contexte plus local: Le Songe du Vergier et la Bretagne, dans Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, 1/2, 1933.
Evart de Trémagon eut un frère, écuyer du duc d’Orléans en 1398.
Il y eut certainement confusion entre les patronymes Trémigon (env. de Combourg) et Trémaugon (Trémagon).
Elizabeth Gonzalez, dans Un prince en son Hôtel, Les serviteurs des ducs d’Orléans au XVe s., Publications de la Sorbonne, 2004, fournit une très intéressante biographie du chevalier Jean de Tremagon (+ 1396), sans doute apparenté à Evrart, et qui fut chambellan du duc d’Orléans. Il épousa Jeanne de Souday, fille de Triboulard II de Souday, seigneur de Glatigny et de Boisvinet, homme d’armes de la suite du roi Charles VI.
De même Guillemette de Tremagon : “Guillemette de Trémagon, damoiselle de Valentine Visconti, qui, elle aussi, bénéficia de la largesse ducale à l’occasion de ses noces célébrées en 1395 [London BL, Add. Ch. 2139-2140-2141, 2144 et 2718] ? 1395/02/10, Jean Poitevin, roi des ménestrels de France, rend (q) en son nom et en ceux de ses compagnons de 20 l.t. reçues de Jean Poulain « pour avoir composition faicte a cause de leur droit qui a eulx appartenoit pour les robes des noces de Guillemette de Tremagon qui nagaires ont esté faiz en la ville de Paris et dont ils ont esté menestrelx pour la feste » [London BL, Add. Ch. 2139]

p.s. Je remercie André-Yves Bourgès pour ses commentaires, toujours avisés, et la référence aux travaux de Louis Le Guennec. Il y a peut-être lieu de mentionner également le toponyme Trémagon en Plougar (Finistère).

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