21 Août 2015
Jean-Luc Deuffic

Guillaume Le Bret et Jehanne Paluel : des \ »ornemanistes\ » bretons révélés par un livre d’heures à l’usage de Saint-Malo (Rennes, BM, ms. 1510)?


© Bibliothèque Rennes Métropole. Nativité, f. 37, détail.

Plusieurs des livres d’heures possédés par la Bibliothèque Métropole de Rennes ont fait l’objet sur ce blog de notes diverses. 
Il en est un, malgré sa modeste allure (\ »lamentable\ », comme le précisait en 1992 le Prof. Eberhard König), qui nous a très récemment laissé sur une joie toute particulière. Nous y avons en effet relevé un élément inédit : sa décoration, du moins en partie, a été signée par un couple qui nous semble être les ornemanistes du manuscrit, ces artisans spécialisés dans l’exécution d’initiales filigranées, entre autres. Cette découverte a bien entendu été facilitée par la numérisation du manuscrit (BVMM/IRHT et Tablettes Rennaises).  


© Bibliothèque Rennes Métropole
Ci-dessus, f. 26, les noms de Guillaume Le Bret et de Jehanne Paluel reliés ensemble avec un \ »coeur\ ».

La pratique de ces signatures ne semble guère courante quand on sait que la grande majorité des enluminures médiévales reste anonyme. Peter Kidd, dont je salue ici le travail (voir son excellent blog Medieval Manuscripts Provenance), me signale par exemple le cas de Stephanus de Aquila étudié par François Avril, un copiste attaché probablement à la chancellerie pontificale, auquel on doit un livre d’heures (Escorial (h.iV.9) et dont le nom se retrouve dans un décor filigrané très élaboré du manuscrit Latin 4969 de la Bibliothèque nationale de France (1). Ici le copiste prend part à la décoration de son manuscrit. De même, François Avril a écrit quelques pages sur \ »Un enlumineur ornemaniste parisien de la première moitié du XIVe siècle : Jacobus Mathey (Jaquet Maci ?)\ » (Bulletin Monumental, t. 129, 1971, p. 249-264). Mais nous sommes là déjà en terrain plus luxueux!

Dans notre cas (bien plus modeste il est vrai), celui du livre d’heures à l’usage de Saint-Malo (Rennes, Bibliothèque Métropole, ms. 1510), Guillaume Le Bret et Jehanne Paluel ont laissé leurs noms sur plusieurs initiales filigranées, mais rien n’indique qu’ils sont, l’un ou l’autre, auteur de la copie du texte, ou même s’ils ont participé, de près ou de loin, à l’élaboration des enluminures et peintures du manuscrit.


© Bibliothèque Rennes Métropole
Au f. 70v le nom de Jehanne Paluel


© Bibliothèque Rennes Métropole
f. 74v, le nom de Guillaume Le Bret

Quoiqu’il en soit, une étude précise de ce livre d’heures pourrait nous faire peut-être connaître le travail respectif de chacun d’entre eux.
D’après un premier sondage, les patronymes PALUEL et LE BRET sont présents anciennement dans la région de Dinan / Saint-Malo, le premier attesté à Tréfumel dès les années 1520. Au reste, le village de Paluel se trouve sur la commune de Trigavou, dans l’arrondissement de Dinan

Le livre d’heures à l’usage de Saint-Malo présenté ici possède bien d’autres centres d’intérêt. Parmi ses possesseurs connus, les familles DE NOUAL (ou Denoual *) et ARTUR (qui s’en est servi comme livre de raison dans la seconde moitié du XVIe siècle).
Son calendrier procède de la liturgie malouine : l’inscription de Vincent Ferrier au 5 avril suggère une composition du manuscrit après 1455, date de la canonisation de l’un des apôtres de la Bretagne.
Vincent, martyr (22 janvier, en rouge, patron de la cathédrale de Saint-Malo); Gildas, abbé (29 janvier) ; Jean de Craticula (= Jean de la Grille,1er février, en rouge) ; Jacut, abbé (8 février, au jour précédent, une main ancienne a inscrit « ou prie ») ; Aubin (1er mars, en rouge) ; Guénolé, abbé (Guyngualoy, 3 mars) ; Vincent Ferrier, confesseur (5 avril, en rouge) ; Servais, évêque (13 mai, en rouge) ; Yves, confesseur (19 mai, en rouge) ; Paterne, évêque (21 mai) ; Donatien, martyr (24 mai) ; Gurval, évêque (6 juin) ; Méen, abbé (21 juin, en rouge) ; Aaron, confesseur (22 juin, en rouge) ; Lunaire, évêque (1er juillet, en rouge) ; Translation de saint Malo (11 juillet, en rouge) ; Turiau, évêque (13 juillet) ; Samson, évêque (28 juillet, en rouge) ; Guillaume, évêque (29 juillet, en rouge) ; Armel, abbé (16 août) ; Sulin, abbé (1er octobre) ; Melaine, évêque (11 octobre) ; Magloire, évêque (24 octobre) ; Translation de saint Yves (29 octobre, en rouge) ; Dédicace de l’église de Saint-Malo (30 octobre, en rouge) ; Gobrien, évêque (3 novembre) ; Malo, évêque (15 novembre, en rouge) ; Présentation de la Vierge (21 novembre, en rouge).
Et dans les litanies figurent les saints honorés particulièrement dans ce diocèse : Malo, Melaine, Samson, Magloire, Aaron, Tugdual, Brieuc, Paul, Corentin, Paterne, Méen, Sulin, Servais, Briac ? (« Briave »), Lunaire, Enogat, Jacut, Maudez.

 
© Bibliothèque Rennes Métropole
Fuite en Egypte. Le Prof. Eberhard König y a reconnu une influence flamande.

Pour lors nous n’avons pu identifier le commanditaire du livre d’heures, mais des armes effacées (hermines de sable, maison ducale de Bretagne ? un chevron de gueules…) sont encore visibles au f. 62, à la peinture représentant David en prière, dans une initiale, et en marge inférieure :


© Bibliothèque Rennes Métropole

Une autre particularité de ce manuscrit tient à la reliure. Eberhard König a relevé son \ »caractère plutôt flamand\ ». Effectivement, elle correspond à ces reliures sur ais de bois couverts de cuir estampé à froid utilisant des plaques produites en Flandre au XVe siècle. Un échange sur Twitter avec @BibMazarine et Peter Kidd m’a dirigé vers l’atelier de Lodewijk Bloc, Ludovicus Bloc (Brügge 1484- 1529) qui signait généralement ses travaux. Certains éléments semblent bien identiques :


Plaque de reliure du livre d’heures à l’usage de Saint-Malo (Rennes, BM, ms.1510)


Frottis d’une reliure de Ludovicus Bloc conservée à la Bibliothèque Saint-Geneviève (MS2708)

En 1992, lors d’une exposition à Rennes, le Eberhard König (2) avançait l’idée que ce livre d’heures, inachevé, avait pu être \ »transporté en Flandre … pour rentrer en Bretagne après\ ». Pour notre part nous pensons que ce manuscrit n’a jamais quitté la Bretagne. Saint-Malo, port breton de premier plan, était en contacts permanents avec le pays flamand. Les relations de la Bretagne avec la Flandre avaient commencé dès le XIIIe siècle. Elles se développèrent au XVe siècle, grâce à l’alliance de François II avec Charles-le-Téméraire. Les Bretons fréquentaient surtout les grandes foires de Bergues, Bruges et Anvers. Un des propriétaires du manuscrit, de la famille des armateurs et corsaires ARTUR, commerçait encore avec ce dernier port au milieu du XVIe s. (3) 
Certainement, des plaques de reliures devaient circuler entre les deux pays, comme cela devait être le cas pour des modèles de peintures religieuses, des patrons de vitraux ou des fontes typographiques. D’autre part, il ne faut pas oublier l’importance des artisans itinérants qui travaillèrent dans bien des domaines de l’art en Bretagne. D’un autre côté nos Bretons se sont aussi expatriés (tel le fameux Jean Brito, prototypographe, de Pipriac, installé à Bruges).

Coté décoration, le livre d’heures de la Bibliothèque de Rennes Métropole reste assez décevant. De nombreuses peintures ont été extraites et celles qui restent ont été retouchées par un \ »enlumineur\ » du XIXe s (peut-être par Casimir Beslay des Fougerays, un ancien possesseur) qui a même été jusqu’à y ajouter une \ »Visitation\ » de son cru. E. König a relevé l’influence nettement flamande de la Fuite en Egypte.

Pour clore cette note sur le livre d’heures de Saint-Malo de la Bibliothèque de Rennes Métropole, soulignons un parallèle avec celui de la Bibliothèque Municipale de Saint-Brieuc (ms. 4). Tous deux contiennent une liste de \ »frairies\ » de la cathédrale Saint-Vincent de Saint-Malo auxquelles appartenaient leurs possesseurs, ainsi :
Manuscrit Rennes, BM, 1510 :
(vers 1580 ?)
Ensuist les frayries dont est /
—— et sa femme /
Et premier
Du st Esprit
De Nostre Dame
De st Jehan (4) 
De St Jacques
De st Malou
De St Sabastien
De Ste Barbe
De st Guillaume
De st Nicolas de [Tolentin]
De st Cosme et Damien
(d’une autre écriture) du St Sacrement
Manuscrit Saint-Brieuc, BM, 4 :
(vers 1530)
Cy ensuilt les frairies (?) doncq je suy fondés en lesglisse catedral de st Mallo Et premyer
Du Sainct Esperit
De Nostre Dame
De Sainct Jehan 
De Sainct Mallo
De Sainct Sabastien
De Sainct Nycollas de Tolent..
De Sainct Nycollas de Bari
De Saincte Barbe
De Sainct Eloy
de Saint Anthouenne (d’une main plus récente)

Le manuscrit de Saint-Brieuc s’est trouvé entre les mains d’un membre de la famille malouine des Porée, alliée aux ARTUR, d’où sans doute la présence de ces listes de confréries consignées dans les deux livres d’heures.

Notes

(*) Les Heures à l’usage de Gand ou Bruges du couple malouin Jean de Noual (ou Denoual, autre \ »lignée\ »de cette famille) et Jeanne Mayngart, composées en 1499, sont passées en vente publique il y a quelques années. Ci-dessous les armes des Denoual (D’azur à deux merlettes d’argent posées en fasce, accompagnées en chef de trois étoiles d’or et en pointe d’un croissant de même) sur une écuelle (détail. Gabrielle Bidart, veuve d’orfèvre de Rennes, 1767, argent, l. 32,5 cm, coll. part. C.B.) (= source)

(1) François Avril, \ »Stephanus de Aquila\ », dans Illuminare l’Abruzzo. Codici miniati tra Medioevo e Rinascimento, a cura di G. Curzi, F. Manzari, F. Tentarelli, A. Tomei, Pescara, Carsa Edizioni, 2012, p. 51-57.
(2) Eberhard König, dans Manuscrits à peintures (XIIIe -XVe siècles). Catalogue de l’exposition de Rennes, 18 septembre-18 octobre 1992, p. 46-47, n° 10.
(3) Voir par exemple Jean Kerhervé, \ »Bretagne et Flandres. Les échanges du XIVe au XVIe siècle\ », dans Ar Men, n° 22, 1989, p. 17-35.
(4) Saint-Jean-Baptiste, dite des Frères Blancs, fondée en 1240 par Geoffroy, évêque de Saint-Malo.

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PS. Ce manuscrit fera l’objet d’une notice importante dans notre prochain ouvrage, prévu en 2016, où seront décrits près de quatre cent livres d’heures :
« Car sans heures ne puys Dieu prier … »
Le livre d’heures enluminé en Bretagne
The Illuminated Book of Hours in Brittany

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Je remercie Claudia Rabel (IRHT) pour ces précieux conseils… et Sarah Toulouse (Bibliothèque de Rennes Métropole) pour son amabilité à répondre à mes messages!

Rennes_1510_f_95_det.jpg
© Bibliothèque Rennes Métropole. f. 95, détaiL

12 Juil 2015
Jean-Luc Deuffic

« Cest a moy vaillant » : les Heures de Villebichot (Northampton, MA, Smith College, Mortimer Rare Book Room, Neilson Library, Ms. 288)

La bibliothèque du Smith College de Northampton est une des dernières institutions à rejoindre la base DIGITAL SCRIPTORIUM. Un post récent de notre ami Peter Kidd nous a ainsi orienté vers ses manuscrits, et nous y avons découvert avec bonheur un livre d’heures ayant servi de \ »livre de raison\ » à un membre de la famille DE VILLEBICHOT, modeste lignée de Bourgogne, plus exactement d’Auxonne et des environs de Dijon. Malheureusement, on a, semble-t-il, malicieusement \ »extirpé\ » toutes les peintures de ce manuscrit.

Plusieurs notes concernant la famille DE VILLEBICHOT sont ainsi présentes. Sur le contreplat supérieur on peut lire :

Cest a moy vaillant (en lettres gothiques, avec signature, sans doute d’un premier possesseur)

et a moy Jehan Baptiste
de Villebichot a present
commis es grenier a
scel dauxonne et Mirebel

Au f. 1r : \ »On ne peut servir deux maitres\ »
f. 14 (en rouge) :

Oracio domini ducis Burgondie qui debet dici cothidie et est valde devota et pulcherrima et est scripta per manus dominia de Burgondia sui primi philozophi et est talis/ Domine sancte pater omnipotens eterne deus qui enoch…/ …Inimicorum suorum hodierna die liberare di[ ]neris. Per dominum nostrum ihesum christum amen

f. 222v

Eage de Jean Baptiste de Villebichot Jean Baptiste de Villebichot filz de Benigne de Villebichot nasquit au mois doctobre le iii octobre 1588 du corps d’Anne de Xainctonge sa mere au lieu de Gemeaux et fut son parin Mons. Mr Jean Vallon conseiller du Roy au baillage et — de Dijon et sa maraine dame Janne (blanc) famme de Mr Claude procureur? marchant ——

Eage de Marye Clerc famme dudit Jean Baptiste de Villebichot Marye Clerc de Flavigny fille d’honnorable Estienne Clerc du corps de dame Philiberte Estiennot nasquit audict Flavigny

Avant contreplat inférieur :

Mariage desdits de Villebichot et Clerc en l’année 1619 au moys de febvrier le dimanche, etc

Eage d’Anne de Villebichot Anne de Villebichot nasquit du corps de lad. Marye Clerc au lieu d’Auxonne le samedy iii heures et demye apres midy vingt huictiesme jullay 1622 et furent ses parains et maraines Noble Pierre de Xainctonge (1) conseiller du Roy et son advocat general au parlement de bourgogne pour l’absence duqel Mr Benigne Viard, etc

L’ensemble de ces inscriptions biographiques s’étalent sur plus de huit pages.


Northampton, MA, Smith College, Neilson Library, Mortimer Rare Book Room, Ms. 288, f. 109
Ces bordures assez riches nous font regretter la disparition des peintures …

Notes

(1) Pierre de Xaintonge, seigneur de Reglois et de Marnay, avocat général au Parlement de Bourgogne (1615-1641), auteur de : Discours et Harangues prononcés au Parlement de Dijon, Paris, 1625, 1631 ; L’Arche reposée sur la France sous la conduite de Louis le Juste, Dijon 1639.
3 Juil 2015
Jean-Luc Deuffic

Pecia 16 : Performance and the Page

Parution du denier volume de PECIA : le livre et l’écrit :

couverture.jpg

The manuscript page is a site of performance. That is the simple, common view shared by all contributors to this volume of Pecia: le livre et l’écrit. ‘Performance’, in our understanding of the term, is a broad notion, not limited to oral rendition. Rather, the term ‘performance’ seeks to encompass reception in any form, whether that be visual or oral, passive or active, silent or sounding, complete or fragmentary. Th e notion of ‘the page’ is here taken to mean the page of the medieval manuscript. This is likewise understood on all levels from the micro to the macro, whether margin, text, book, or archive. There are numerous diverse performers who take part in such a performance: the ‘author’ (or ‘authors’), if discernible; the scribes, those medieval performers who perhaps most of all shape our understanding of the texts that they transmit to us, the editors – surely the more modern counterpart to the scribe – and the readers, from all eras. We hereby invite you to join in the performance.

SOMMAIRE
Kate MAXWELL, James R. SIMPSON, and Peter V. DAVIES, Performance and the Page
James R. SIMPSON, Turning Verse Conversions? Mise en page and Metre in Rutebeuf’s : Le miracle de Théophile
Anne IBOS-AUGÉ, Music or Musics? The Case of Renart le nouvel
Emmanuel MELIN, Réécrire l’archive. Fabrication, classement et mise en page de la mémoire institutionnelle à Reims à la fin du Moyen Âge
Geoffrey ROGER, Koineisation in the Burgundian Netherlands : A Scriptological Insight from the Cent nouvelles nouvelles?
Antony VINCIGUERRA, Glasgow ms. Hunter 253 (U.4.11) : a Corpus of Texts as an Introduction to Medieval Alchemical Knowledge
Aditi NAFDE, Laughter Lines : Reading the Layouts of the Tale of Sir Thopas
Mary WELLESLEY : “Evyr to be songe and also to be seyn” : the performing page of the N-town Visit to Elizabeth
Jean-Luc DEUFFIC : Miscellanées bretonnes : la page dans tous ses états
I. « Oliuier du Garzpern, loyn est » : un étudiant breton en exil (Paris, ca 1450)
II. Les livres de maitre Yves du Chesne, alloué de Rennes
III. Question d’origines : l’enlumineur Jean Pichore était-il Breton ?
IV. Un notaire-poète breton à Nîmes à la fin du XVe siècle : Louis Lascornet
V. Nicolas Le Besq : « escrivain » et libraire breton au service de Louis d’Orléans
VI. Nuz Coetquelfen, chanoine de Barjols et procureur du cardinal Alain de Coëtivy
VII. Jacques Coaynon et le prieuré de Saint-Sauveur de Béré
VIII. Gric a Molac ! Silence a Molac !
IX. Even Guillou et Guidomar Derian, dans l’entourage des cardinaux…
X. Yvon Lomme, un libraire et copiste breton, « demourant a Paris » (ca 1400)
XI. Les Heures de Françoise de Foix (Rennes, Bibliothèque Métropole, ms. 2050)
XII. Jehan de Loyon, poète et « garde de la librairie » du duc de Bretagne, François II (1472)
XIII. Le livre de chant du dominicain Gilles de Gandz (1540) pour l’abbaye bretonne du Relec
XIV. Les Heures de Gilles de La Hellandière et de Gabrielle de Beauvais (New-York, Public Library, MA 042)
XV. Le commanditaire breton des « Heures de La Gaptière »
XVI. La Légende dorée de Morice de Kermoizan

Recension : Bernhard Bischoff, Katalog der festländischen Handschriften des neunten Jahrhunderts (1998, 2004, 2014)
Table des manuscrits cités

236 p., 33 b/w ill. + 5 colour ill., 4 b/w tables + 1 colour tables, 18 b/w line art, 210 x 270 mm, 2014 ISBN: 978-2-503-55081-7
BREPOLS PUBLISHERS

28 Juin 2015
Jean-Luc Deuffic

Les Heures de Tritan Du Perier et d’Isabeau de Montauban (Rennes, Bibliothèque Métropole, ms 1834)

Le roi de France Louis XI fit à maintes reprises éloge du puissant amiral breton Jean de Montauban (1412-1466), fils de Guillaume de Montauban et de Marguerite de La Roche-Bernard, dame héritière de Faugaret :

il n’y a seigneur en France, ne nostre frere, ne autre, ou ung filz, si nous l’avions, que n’y eussions voulentiers envoyé pour vous faire tout l’onneur qui nous est ou monde possible, toutesvoies, pour ce que ledit admiral nous a servy en nostre neccessité, et que avons en lui toute fiance …


 
C’est de lui que l’histoire manuscrite attribuée à Amelgard, un prêtre de Liège, chroniqueur, parle en ces termes:

Joannes dominus de Monte Albano natione Brito erat vir inexplicabilis avaritiæ sine fide pietate et justitiâ pecuniâ congerendi et congregandi incre dibili flagrans ardore …

Personnage emblématique, nous savons qu’il aimait les livres, pour preuve la commande qu’il fit en 1464 d’un exemplaire d’oeuvres d’Aristote :

A maistre Estienne de Balerme, escripvain, pour ung livre des Estiques, Politiquez et Yconomiques, que il escripvit à Carentan pour mondict seigneur [Jean de Montauban], et le lui rendi prest, par marchié fait avequez ledict escripvain par mondict seigneur par le prix et some de xxxv escus ; lequel escripvain bailla et délivra ledict livre tout prest a mondict seigneur en la presence de Amaury de Plumaugat, Loys de la Pallu, maistre Guillaume de Cerisay et aultrez, et commanda à ce present viconte [de Carentan] paier ledict escripvain de ladicte somme de xxxv escus, valient lu 1. x s. t.

Par ailleurs, Robert du Val, un théologien normand qui fut chanoine de Chartres (A), lui dédia (entre 1461 et 1466) une traduction des Synonyma d’Isidore de Séville (Paris, BnF, Fr. 2424) composée à sa demande: 

Donc vostre noblesse qui desire en soy et en ses subjetz avoir bonnes meurs m’a commandé a translater ce livre de latin en françois qui en soy contient bonne discipline, car il introduit l’omme qui pour ses pechés et les miseres de ce monde lamente jusques au desespoir, et Raison qui le conforte et remet en esperance. Aprés, luy baille enseignemens par lezquelz il se gardera de renchoir, evitera les temptacions et concupiscences et gardera la voie de bien vivre par laquelle ira a souveraine joie.

Cy est la fin dez synonymes de Ysidore translaté au bon desire de tresnoble et excellent seigneur monseigneur de Montauban, amiral de France, par maistre Robert du Val, natif de Rouen

Pareillement, deux livres d’heures commandités par Jean de Montauban ont été identifiés, dont le sien propre à la Bibliothèque nationale de France (Paris, BnF, Lat. 18026). Nous consacrerons cette présente notice au second (Rennes, Bibliothèque Métropole, ms 1834) qui fut recomposé avec un calendrier adapté et offert probablement à sa soeur, Isabeau de Montauban lors de son mariage, en février 1436, avec Tritan (1) Du Perier, comte de Quintin.
Copié à l’identique sur son modèle parisien, quelques bordures et enluminures sont restées inachevées.
Si le corps du livre d’heures porte toujours les armes de Jean de Montauban, de gueules à neuf macles d’or, au lambel à quatre pendants d’argent, le calendrier a reçu quelques inscriptions relatives au nouveau couple, et Tritan Du Perier a fait apposer sur plusieurs folios (67v, 68v, esquisse au f. 77v) ses propres armes (aux 2 et 4, d’argent au chef de gueules, qui est Avaugour / Quintin, aux 2 et 3, d’azur à 5 billettes d’or (Du Perier)  :

18034_inscrip.jpg


Le calendrier (f. 1- 12v) de ce livre d’heures est breton et plutôt briochain : Guillermi briocen[sis] ep[iscop]i (10 janvier) ; Gildas, abbé (29 janvier) ; Guennolé, abbé (3 mars) ; Paterne (16 avril); Corentin (2 mai); Tugdual, évêque (6 juin), Mériadec, évêque (9 juin); Méen (21 juin); Jacut, abbé (5 juillet), ; Turiau, évêque (13 juillet), ; Samson, évêque (28 juillet), ; Guillaume (de Saint-Brieuc), évêque (29 juillet), ; Armel, ermite (16 août); Melaine (11 octobre); Martin de Vertou (24 octobre); Ives (29 ocotbre); Gobrien (3 novembre); Melaine (6 novembre); Malo (15 novembre); Corentin (12 décembre). A noter les deux fêtes de saint Corentin.

Tritan Du Perier était fils de Geffroy Du Perier, comte de Quintin, seigneur du Perier, de la Roche-Dire et du Plessis-Balisson, et d’Isabeau de La Motte, fille unique et héritière de Louis de La Motte, seigneur de Bossac, Kerdavi et de Sourdéac, et de Marguerite Auger. Pour services rendus au duc, c’est en 1451, que la seigneurie de Quintin est érigée par Pierre II en grande baronnie de Bretagne, du nombre des neuf qui donnaient droit de préséance à l’assemblée des Etats et, plus tard, de présider l’ordre de la noblesse (Dom Morice, Preuves, col. 1562-1563). Tritan fit reconstruire vers 1468 l’enceinte murale de sa ville de Quintin et rebâtit en entier, sur un plan plus large, son château. Il assista au serment prêté à Louis XII, roi de France, par les barons, à ses ambassadeurs, en 1477, fut témoin au ban de la baronnie d’Avaugour, fait par le duc de Bretagne à son fils naturel en 1480, et fut excusé de ne pas s’être trouvé au Parlement tenu à Rennes en 1482, étant alors à \ »Saint Jacques\ ». Il fut exécuteur testamentaire de Jean de Montauban, son beau-frère, en 1476; donna quittance au seigneur de Montauban, son beau-père, le 14 avril 1448, d’une somme de 5000 livres, faisant partie de la dot de sa femme; fut caution de Jean de Rieux, auprès du duc de Bretagne, en 1476, et parut à la montre de la noblesse de l’archidiaconé de Dinan, le 24 juin 1481. Il mourut le 24 décembre 1482. Son gisant, élevé jadis dans l’ancienne collégiale de Quintin, se trouve aujourd’hui à Cohiniac (Côtes d’Armor), au château de Rumain .

tombe_du_perrier.jpg
Source

Par son testament daté du 2 mars 1482, Tritan du Perier fondait deux nouveaux chapelains dans sa collégiale de Quintin, ce qui portait à dix le nombre des chanoines qui la desservaient. Christophe de Penmarc’h, évêque de Saint-Brieuc, confirma le 28 octobre 1505, le testament de Tritan sur la demande d’Isabeau de Montauban sa veuve (Saint-Brieuc, ACDA, 1G 268).

Tritan Du Perier fut probablement en relation avec Jean de Derval (1430 ca–1482, décédé la même année que lui) (2), entre autres pour un échange de livre. Un exemplaire du « Livre de Tulle, de vieillesse », une traduction du de Senectute par Laurent de Premierfait (Paris, BnF, Fr. 1187), porte en effet cette note au f. 91v:

Monsieur du Porer , je vous pry me prestez votre livre du débât de chiens et douaisiaulx (3) ; je vous envoye cestuy livre de Tulle, ainsi que votre gentilhomme m’a demandé. Escryt de la main Jehan de Derval.

Fr_1187_inscription.jpg

D’après divers comptes de la seigneurie du Perier rendus à hault et puissant Tritan du Perier, conte de Quintin, sires du Perier, notamment d’après celui de 1460-1461, on voit que Tritan et son aïeul étaient alors en très bons termes. Le vieux Jean habitait le château du Perrier (à Kermoroc‘h), où Tritan allait souvent le visiter avec belle compagnie et prenait un soin particulier d’entretenir sa garde-robe, comme le prouvent les articles suivants :

Pour la mise et despense d’un voiage que Monsr [Tritan du Perier] et Mademoiselle [sa femme Isabeau de Montauban] et aussi Monsr de Rieulx firent au Perier au mois d’octobre l’an LX (1460), poya ledit recepveur (du Perier) xi l. xviii s. vi d.
Charles Le Gay, joueur d’ogres (orgues), pour avoir esté jouer au Perier quant Monsr de Rieulx fut, poya led. recepveur, par mandement de Monsr, ung quartier froment.
En gibier et pour le drap d’une robe pour Monsr l’ancien [le vieux Jean du Perier] et d’une cornette, avecques panne pour ladicte robbe, par mandement de Monsr [Tritan du Perier] du xxie jour de janvier l’an LX (1461 n. s.), xii l. iiii s. ix d.

Mémoires de Société archéologique et historique des Côtes-du-Nord, t. III, 1889, p. 279.

Notes
(A) La Bibliothèque Bodléienne d’Oxford conserve son exemplaire du \ »Roman de la rose\ » (Rawlinson C 537). Au verso de la première feuille de garde : \ »Ce livre est a maistre Robert du Val, prestre, bachelier en theologie, natif de Rouen\ ».
(1) La forme \ »Tritan\ » est donnée par les documents de l’époque. De même pour Tritan de la Lande, chambellan et grant maistre d’ostel du duc, Tritan de Quenecquan, etc.
(2) Sur Jean de Derval voir l’ouvrage récent de Michel Mauger : Aristocratie et mécénat en Bretagne au XVe siècle. Jean de Derval, seigneur de Châteaugiron, bâtisseur et bibliophile 
(3) Gace de la Buigne composa (1359 x 1377) le Roman des Deduis, vaste poème où est inséré (vers 5235-12174) un procès entre Déduit de chiens et Déduit d’oiseaux, le tout probablement influencé des Livres du roy Modus et de la royne Ratio. Edition Ake Blomqvist, Karlshamm, 1951 (Studia romanica Holmiensia, 3).

Manuscrit 1834 de la Bibliothèque de Rennes Métropole numérisé sur les Tablettes Rennaises
Manuscrit Fr.1187 de la Bibliothèque nationale de France numérisé sur Gallica

Frédéric Duval : Les traductions françaises d’Isidore de Séville au Moyen Âge, CMRH.
Diane E. Booton, Manuscripts, Market and the Transition to Print in Late Medieval Brittany, Ashgate, 2010, p. 58-63.
René Chassin du Guerny, Études historiques sur l’organisation de la seigneurie de Quintin, Rennes, 1905.
Chartrier du château de Quintin : Saint-Brieuc, ADCA, 114 J 1-58.
Première illustration : signature de Jean de Montauban, 30 novembre 1465 (Paris, AN, K 70, n° 30)

Manuscrit 1834 de la BM de Rennes : Livre d’heures à l’usage de Saint-Brieuc. Bretagne, vers 1430/1440. Parchemin. 129 f. 208 x 150 mm (90 x 60 mm). Réglure en brun clair. 15 longues lignes. Reliure en maroquin rouge, avec large encadrement de filets et fine roulette feuillagée sur les plats, du début du XIXe s. Enluminé par un peintre proche du maître des Heures de Rohan et du maître des Heures de Marguerite d’Orléans, nommé à présent le maître des Heures de Jean de Montauban, auteur des vingt premières grandes miniatures du manuscrit ; les autres, du même style, semblent avoir été exécutées par une main différente. Bibliothèque Marcel Jeanson (1885-1942) : Neuilly sur Seine : mercredi 10 Octobre 2001, lot n° 2. Etude : Claude Aguttes; Expert : Emmanuel de Broglie, Cabinet Revel (Paris).

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