3 Juin 2024
Jean-Luc Deuffic

Les heures manuscrites de « maistre Jacques Coffey » de Saint-Lô (Normandie)

Étudier un manuscrit, en connaître son histoire, c’est parfois prendre un chemin qui vous fait pénétrer la mémoire lointaine de certaines familles. En ce sens, les livres d’heures sont un magnifique exemple car souvent, que ce soit par des inscriptions ou des décors héraldiques, ils nous laissent entrevoir leur long cheminement à travers les siècles.

Le livre d’heures mis en vente par Arenberg Auctions (Brussels, Belgium), le 29 juin prochain, appartient à cette catégorie. 175 x 125 mm. 123 f. d’une écriture gothique brune sur 15 lignes. Si son état n’atteint pas l’ordinaire, son histoire le compense. Plusieurs inscriptions nous apprennent son parcours depuis le XVe siècle. L’usage liturgique est bien celui du diocèse de Coutances: : dédicace de la cathédrale le 12 juillet, fête des « reliques » le 30 septembre. Sa composition : 1) La Passion du Christ d’après les évangiles des saints Jean, Luc, Matthieu et Marc (avec 1 miniature) ; (2) calendrier en français ; (3) heures (matines (1 miniature), prime, laudes, tierce, sexte, none, vêpres et complies) ; (4) antiennes ; (5) heures du Saint-Esprit ; (6) les sept psaumes et les litanies des saints ; (7) « Vespres des trespasses » et « Matines des trespasses » ; (8) « Oraison de Nostre Dame » et suffrages.
Le premier possesseur, comme c’est souvent le cas, est une femme. Elle se nomme Jeanne (Jehenne) Lissot, et est l’épouse d’un juriste de Saint-Lô, en Normandie, maître Jacques Coffey, qu’elle épousa le jour de la « saint Hyllaire 1520 », c’est-à-dire le vendredi 13 janvier 1521 (n.st.) :

Ces matines sont et appartiennent a Jehenne fille de Noel Lissot en son vivant leg… de St Lo, femme de maistre Jacques Coffey bourgeois dudit lieu . Il espousa ladite Jehenne le jour saint Hyllaire 1520 [signé] Coffey

Il ne semble pas que notre juriste normand ait laissé beaucoup de traces. Pourtant nous remarquons « maistre Jacques Coffey » présent dans un acte du 29 avril 1550, édicté en la « maison commune de ceste ville de Saint-Lô » (Annuaire des cinq départements de la Normandie / publié par l’Association normande, 1931, p. 111). Peu d’éléments, de même, sur la famille Lissot.
Un siècle plus tard, le livre d’heures se retrouve en Bretagne, dans le diocèse de Nantes, en possession de Jean Lorido, prieur-recteur de Saint-Denis de Mauves:

J’ay achepté ce livre manuscrit a la vente des meubles de defunt v[enerable] et d[iscret] missire Jean Lorido, antien prieur et recteur de Mauves, qui mourut le 4e d’octobre 1698, âgé de 88 ans, après avoir gardé sa cure plus de 50 ans

Nous sommes bien plus documentés sur ce nouveau personnage. C’est sans doute lui qui, baptisé le 25 octobre 1614, à Sainte-Croix de Nantes, est le fils de « noble homme » François Lorido, sieur du Houssay et du Mesnil, marchand de draps de soie à Nantes, capitaine de la milice, décédé le 6 septembre 1637 à Saint-Saturnin de Nantes, lequel avait épousé le 9 février 1602, à Saint-Nicolas de Nantes, Marie Belloeil (1582-1641).
En 1655, est attesté « Maitre Jean Lorido, prestre, chanoine & soûchantre en la même église de Saint-Maurice de Montaigu », dont la collégiale avait été construite en 1613. Le doyenné de Montaigu faisait partie de l’évêché de Luçon. Proche de Nantes, cette paroisse se trouvait sur les Marches Communes de Poitou et de Bretagne.


Signature de Jean Lorido, prieur recteur de Mauves, en 1685 / BMS/

En 1661, nous le retrouvons en procédure : « Factum de l’instance pendante au grand conseil pour Me Jean Lorido, prêtre, pourvu de la chapelanie de Bonne mère, alias in parvis quies, demandeur en garantie de ladite chapelanie contre Me Yves Melot défendeur M Pierre Baudry et le chapitre de Nantes demandeurs, S. l. 1661 (Paris, BnF). La chapellenie de Bonnemère, alias in parvis quies, avait été fondée en l’église de Saint-Saturnin de Nantes. En 1684, Jean Lorido, prêtre, recteur de Mauves, fonde une messe à célébrer, les dimanches et fêtes, en l’église paroissiale, à l’autel de la Vierge (Nantes, ADLA, G 446), et en 1687, Jean Lorido, chanoine de la collégiale de Notre-Dame de Nantes, fonde 31 livres de rente foncière sur une maison de la Fosse, au profit des Carmes de Nantes (ADLA, H 231). Notre homme devait donc cumuler les bénéfices, puisque en 1694, « maître François Courson, vicaire perpétuel de Lanmeur, demanda au prieur de Kernitron de lui fournir une portion congrue comme gros décimateur dans la paroisse et la trêve de Locquirec. Il touchait déjà 300 livres du doyen de Lanmeur, M. de Lorido, prieur de Mauve près de Nantes« . Nous avons retrouvé l’acte de décès de maître Jean Lorido. Il mourut et fut inhumé dans sa paroisse dont il fut recteur pendant 50 ans, dans le chœur de l’église de Saint-Denis. Une divergence de date entre l’inscription du livre d’heures et celle du registre BMS qui le dit âgé de 85 à 86 ans … Quant à l’acheteur, dont la lecture du nom (Jean-Baptiste Dupré ?) a posé quelque problème, il reste à identifier: le patronyme Dupré se trouve attesté à cette époque dans la paroisse de Mauves, dont il est peut-être bourgeois. Merci au lecteur qui pourrait nous mettre sur une piste …


Nantes, ADLA, registre de MAUVES : BMS 3 E 94/2. Acte de décès de Jean Lorido, inhumé le 6 octobre 1698

Mais l’histoire de notre livre d’heures ne s’arrête pas là, en rejoignant par la suite plusieurs cabinets de collectionneurs. Il porte notamment le cachet Claude-Charles de Bourlamaque (4 novembre 1720 – 11 décembre 1769). Seigneur du Vivier et de Courtevron, il était également capitaine au Régiment de Saluzy, et grand collectionneur d’art et bibliophile. Les livres lui ayant appartenus portent au titre un cachet à ses armes (d’or, à une croix d’azur), entouré de la mention : « Ex. bibl. Dom. C. C. de Bourlamaque ». Le catalogue de sa bibliothèque fut publié à sa mort, en 1770 : Catalogue des livres de la Bibliothèque de feu M. de Bourlamaque, à Paris par Prault fils. De même, ses collections, dans un « Catalogue raisonné du cabinet des objets curieux de feu M. de Bourlamaque […] » (vente du 27 mars 1770) [ en ligne ]. Voir la Base EDITEF. Les aïeux  de Claude-Charles de Bourlamaque, les Burlamacchi, étaient originaires de Lucca (Toscana, Italie). Sur les manuscrit de C.C. de Bourlamaque, BIBLISSIMA/IRHT.
Le cachet « D.L.R. de Saint-Victor » indique que notre livre d’heures passa entre les mains du collectionneur Louis-Robert de Saint-Victor (Rouen, 1738-Saint-Victor-la-Campagne, 1822). Sur ses manuscrits, voir BIBLISSIMA/IRHT.


Illustrations : Arenberg Auctions (Brussels, Belgium)

Bibliographie

Ce livre d’heures est déjà passé en vente le 8 décembre 1975 chez Sotheby’s, Western manuscripts and miniatures, lot 88.
Sur les ouvrages liturgiques de Coutances : Léopold Delisle, « Note additionnelle sur les anciens bréviaires imprimés et manuscrits du diocèse de Coutances conservé à la Bibliothèque nationale et à la Bibliothèque Mazarine », dans Revue catholique de Normandie, vol. 5, 1895, p. 387-392.
Monique Dosdat
Alain R. Girard, Livres d’heures de Basse-Normandie: manuscrits enluminés et livres à gravures XIVe-XVIe siècles, Association des amis de la bibliothèque, 1985.
Jason N. R. Herrick, Louis Robert de Saint Victor (1738-1822): A Case Study on Collecting Paintings in France from the 1770s to the 1820s with Particular Reference to Dutch and Flemish Art, University of Oxford, 2000.
Jason Herrick, « Louis Robert de Saint Victor’s Letters to Aignan-Thomas Desfriches : Collecting in Normandy Before and After the Revolution and its Links with Parisian Art Market », dans Monica Preti-Hamard et Philippe Sénéchal (dir.), Collections et marché de l’art en France 1789-1848, Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 131-146.

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