20 Sep 2024
Jean-Luc Deuffic

Les Heures de Jean Troussier, sénéchal de Lamballe et procureur général de la « Bretagne Galou » (Paris, vers 1420-1430). Collection Heribert Tenschert

© HERIBERT TENSCHERT – Heures de Jean Troussier. Pietà ; commanditaire (fol. 3).

 

La présentation vidéo, en ligne, d’un des sublimes livres d’heures de la prestigieuse collection de notre ami Heribert Tenschert, en l’occurrence celui de Jean Troussier, m’a encouragé à revenir sur cet emblématique manuscrit, dont l’enluminure a été attribuée au Maître de la Légende dorée de Munich, et qui montre l’attachement de certains seigneurs bretons à faire appel aux meilleurs et aux plus talentueux enlumineurs de l’époque. Cette page reprend en fait, avec quelques légères modifications, la notice que j’ai consacrée à ce manuscrit dans mon corpus publié sous le titre Le livre d’heures enluminé en Bretagne. Car sans heures ne puys Dieu prier (Brepols, 2020).

Livre d’heures à l’usage de Paris, de Jean Troussier, procureur général de Bretagne gallo et sénéchal de Lamballe. Paris, vers 1420-1430. Collection Heribert Tenschert

168 f. 215 × 162 (110 × 72) mm. 15 lignes (texte), 17 lignes (calendrier), 18 lignes (textes ajoutés en début et fin d’ouvrage). Écriture gothique Textura. Reliure maroquin vert (XVIIIe siècle).

Composition. 1-2v. Armoiries peintes (1). Fol. 3. Salve Regina. Fol. 4-15v. Calendrier en français, de type parisien. Au 21 février, Luthernast, pour saint Leuthiern (2), dont les reliques reposaient à l’abbaye Saint-Magloire de Paris. Fol. 16. Péricopes évangéliques. Saint Jean. Fol. 17v. Saint Luc. Fol. 19. Saint Mathieu. Fol. 20v. Saint Marc. Fol. 21v. Prières à la Vierge. Obsecro te (formulation masculine). Fol. 25. O intemerata. Fol. 29. Heures de la Vierge, à l’usage de Paris. Matines. Trois nocturnes. Fol. 51. Heures de la Vierge. Laudes. Fol. 62. Prime. Fol. 68. Tierce. Fol. 72v. None. Fol. 80v. Vêpres. Fol. 87. Complies. Fol. 92. Psaumes pénitentiels. Fol. 103v. Litanies. Entre autres, saints Gervais et Protais, Denis, Germain ; saintes Geneviève et Opportune. Fol. 109v. Heures de la Croix. Fol. 113. Suffrages. Fol. 116. Office des morts, à l’usage de Paris. Fol. 159. Les Quinze Joies de Notre-Dame, en français :  xv Joyes : Doulce dame. Fol. 164. Les Sept Requêtes à Notre-Seigneur, en français : vii Requêtes : Doulz Dieu. Fol. 167-167v. Une prière a été ajoutée peu avant 1450, pour éviter les punitions de l’Enfer. Oracio ad evitandum eterna supplicia. Deus, qui non vis mortem peccatorum, nec letaris in perditione morientium… (formulation féminine).

Décoration. Attribuée au Maître de la Légende dorée de Munich. Pietà ; commanditaire (fol. 3). Saint Jean (fol. 14) (3). Saint Luc (fol. 15v). Saint Mathieu (fol. 17). Saint Marc (fol. 18v). Annonciation (fol. 27). Visitation (fol. 49). Nativité (fol. 60). Annonce aux bergers (fol. 66). Adoration des Mages (fol. 70v). Présentation au Temple (fol. 74v). Fuite en Égypte (fol. 78v). Couronnement de la Vierge (fol. 85). David en prière (fol. 90). Crucifixion (fol. 107v). Pentecôte (fol. 111). Funérailles (fol. 114). Vierge à l’enfant Jésus, au jardin (fol. 157). Jugement dernier (fol. 162). Enfer (ajoutée ? exécutée par le Maître de Dunois, fol. 165).

Concernant le Maître de la Légende dorée de Munich, les avis ont divergé sur l’existence réelle d’un atelier attaché à cet enlumineur parisien, certains le présentant plutôt comme un itinérant (Spencer). Aujourd’hui, au vu de sa production, la question semble réglée. François Avril a souligné le rôle déterminant du MLDM dans la formation du Maître de l’Échevinage de Rouen, ville où le MLDM aurait pu séjourner (4). On peut remarquer plusieurs connexions avec la Bretagne, notamment avec les Heures du duc Arthur III (ms. New York, The Morgan Library & Museum, M.241) ou celles de son épouse Marguerite de Bourgogne (ms. Windsor Castle, royal collection, RCIN 1142248, « Heures Sobieski) (5).

Le Maître de Dunois, actif à Paris entre 1435 et 1466, doit son nom à une de ses premières productions, le livre d’heures du comte Jean de Dunois, fils illégitime de Louis d’Orléans (ms. London, British Library, Yates Thompson, 3), et est aussi appelé « Principal associé du maître de Bedford » (Chief Associate of the Bedford Master) (6). Comme production commune de ces deux maîtres voir les Heures de la collection d’André Hachette.

Provenance. Manuscrit commandité par Jean Troussier (ou Trouxier), procureur général de Bretagne gallo et sénéchal de Lamballe dans les années 1420-1450 ; au fol. 3 : Jean Troussier, en armures, les mains jointes, agenouillé sur un coussin d’azur semé de fleurs d’or, devant son prie-Dieu sur lequel se trouvent ouvert son livre d’heures ; à terre, son bouclier peint à ses armes, et son casque dont le cimier représente une femme vêtue de gueules, tenant en ses mains un phylactère avec une probable devise (motto), dont on devine quelques mots : « … * pour * le * s… * ». Armoires : d’hermines au lion de gueules couronné d’or.

Commissaire pour la réformation de la noblesse bretonne de 1426, et pour plusieurs enquêtes de feux (1434, 1440 etc.), Jean Troussier figure aux précieux comptes de Jean Droniou (1424-1426), comme trésorier et receveur général de Bretagne, parmi les officiers du duc Jean v : « Jehan Troussier procureur général de Bretagne Galou » (la partie gallo de la Bretagne, celle dite de langue française ; l’autre étant le procureur de Basse-Bretaigne, bretonnante) ; « A Jean Troussier, sénéchal de Lamballe 20 £ » ; « A Jehan Troussier, que Monseigneur lui devait pour prêt 235 écus d’or » (7). De nombreux actes mentionnent les activités de Jean Troussier, comme sénéchal, entre 1412 et 1444 (8).
Le Catalogue de livres rares et curieux composant la bibliothèque de M. L. B. G., (Paris, 1864), fait état sous le n. 653 d’un « TERRIER DE LAMBALLE » : s’ensuivent les informations de plusieurs paroisses dudit terrouer faites par Jehan Troussier, sénéchal de Lamballe, etc (Gr. in fol., br. MANUSCRIT ancien, très curieux à consulter pour l’histoire de Lamballe et de Saint Brieux (sic).
Le nom de l’épouse de Jean Troussier ne nous est pas parvenu.


© HERIBERT TENSCHERT – Heures de Jean Troussier. Commanditaire (fol. 3, détail).

Les Troussier, seigneurs de la Gabetière (9) et de Pontmenard à Saint-Brieuc-de-Mauron (Morbihan), portaient d’hermines au lion de gueules couronné d’or. L’enquête de réformation de la noblesse bretonne du 14 avril 1426 avant Pâques (1427 n. s.), signale parmi les trois nobles de cette paroisse un certain Guillaume Troussier ayant « métayer en son manoir à la Gabetière », personnage sur lequel nous ne savons rien par ailleurs (quel lien avec notre Jean, sénéchal de Lamballe?). Cette famille donna deux grands chantres de Saint-Malo, Olivier Troussier (pourvu en 1450, fondateur en 1470 de la chapellenie de Saint-Julien dans la cathédrale), décède en 1475 (10) ; Jean Troussier, son neveu, qui le remplaça, fut grand aumônier du duc de Bretagne François II, son ambassadeur en Angleterre en 1486 (11). Citons également Guillaume Troussier, noble écuyer, receveur de Lamballe en 1459-1460 (12) et Mathelin Troussier, alloué de Lamballe, mentionné en 1476 (13). Le 18 avril 1480, Florence Leet (14), femme de Guillaume Troussier, sr de la Gabetière, était en procès devant la cour de Lamballe contre Jean Poulain (15). Ce Guillaume Troussier est peut-être le fils de notre Jean Troussier, sénéchal de Lamballe.

Possesseurs (XVIIe siècle); aux fol. 1r-v, 2, armes et monogramme: « M » et « A », entrelacés. De Curcay (16)? ‒ Aubert de Rosainville (XVIIe siècle ?) ‒ Ex-libris de Helmut N. Friedlaender (1913-2008) ‒ Christie’s, vente du 28 novembre 1990, Medieval and illuminated manuscripts, valuable printed books, autograph letters and manuscripts, lot 9. ‒ Heribert Tenschert, catalogue n. 30 : Leuchtendes Mittelalter 5, Psalter und Stundenbuch in Frankreich vom 13. bis zum 16. Jahrhundert: mit Miniaturen von den Meistern der Historienbibel des Duc de Berry (1993, lot 15). ‒ Heribert Tenschert, catalogue n. 36 : Leuchtendes Mittelalter I-VI, 1989-1994: Fazit 1996 : die noch verfügbaren Manuskripte, lot 34.

Bibliographie.

Catherine Reynolds, « English Patrons and French Artists in Fifteenth-Century Normandy », dans D. Bates et A. Curry (éd.), England and Normandy in the Middle Ages, London, 1994, p. 299-314. Tenschert, 1994, n. 30 : Leuchtendes Mittelalter 5, Psalter und Stundenbuch in Frankreich vom 13. bis zum 16. Jahrhundert : mit Miniaturen von den Meistern der Historienbibel des Duc de Berry, lot 15. Catherine Reynolds, « Master of the Munich Golden Legend », dans The Dictionary of Art, London, 1996, XX, 735. Catherine Reynolds, « The Workshop of the Master of the Duke of Bedford », dans Godfried Croenen, Peter F. Ainsworth (éd.), Patrons, Authors and Workshops : Books and Book Production in Paris around 1400, Louvain : Peeters (« Synthema » 4), 2006, p. 454, note 43. Heribert Tenschert / Eberhard König, Das Pariser Stundenbuch an der Schwelle zum 15. Jahrhundert. Die Heures de Joffroy und weitere unbekannte Handschriften, Ramsen, Schweiz, Antiquariat Bibermühle, 2011 (Studien und Monographien num. 15), p. 279-306, 19 pl. : « Das Stundenbuch der Familie Gaptière aus der Bretagne : ein reifes Hauptwerk des Meisters der Münchner Legenda Aurea ». Laurent Ungeheuer, Le Maître de la Légende dorée de Munich. Un enlumineur parisien du milieu du XVe siècle, formation, production, influences et collaborations, Thèse de doctorat d’Histoire de l’Art, sous la direction de Michel Pastoureau, Paris : École doctorale de l’École Pratique des hautes Études, EPHE 472 (HTR), 2015. Accessible sur le web, n. 38, p. 401-408, 623-624 (précise que la famille normande Boissay/ Boissey porte également les armes d’hermines, au lion de gueules) (17). Jean-Luc Deuffic, « Miscellanées bretonnes : la page dans tous ses états : XV. Le commanditaire breton des « Heures de La Gaptière »« , dans Pecia, 16, 2013, Performance and the Page,  p. 221-228. Paris mon Amour, I, 2017, no. 11, pp. 291-311 [ en ligne ].

Je remercie Guy de Kersabiec, vicomte de la Gaptière, pour son aide précieuse.

© HERIBERT TENSCHERT – Armoiries.

Notes

[1] Fol. 1. Demi-lune d’argent sur fond azur, contenant deux cœurs d’or enflammés traversés par une flèche, écu entouré de feuilles d’acanthes ornées de conques, bleues, rouges, argent et or. Fol. 1v. Monogramme d’or, « M » et « A » (?) entrelacés, entourés par une branche de palmier à gauche, et de laurier à droite, liées par deux rubans, lilas en haut, et rose en bas. Fol. 2. Armes mi-parties, composées, de celles du fol. 1, auxquelles s’ajoutent, de haut en bas, deux mouches sur fond rouge, une rose rouge sur fond or, et une roue d’or sur fond azur. Ungeheuer, 2015, p. 401.

[2] Au 19 octobre dans le calendrier parisien utilisé par P. Perdizet, 1933.

[3] Ungeheuer, 2015, foliotation + 2.

[4] François Avril et Nicole Reynaud, Les manuscrits à peintures, Paris : Flammarion et Bibliothèque nationale de France, 1993, p. 170.

[5] Diane E. Booton, Manuscripts, Market and the Transition to Print in Late Medieval Brittany, Farnham : Ashgate, 2010, p. 148, 264, 316-317. Eleanor Patterson Spencer, The Sobieski Hours: a manuscript in the Royal Library at Windsor Castle, Academic Press, 1977. John Plummer, Gregory Clark, The Last Flowering : French Painting in Manuscripts, 1420-1530, New York: Pierpont Morgan Library, 1982, n. 8. Roger S. Wieck et al., Time sanctified. The book of hours in medieval art and life, New York: George Braziller, in association with the Walters Art Gallery, Baltimore, 1988, p. 11sq. Miriam Milman, Les Heures de la prière. Catalogue des Livres d’heures de l’abbaye d’Einsiedeln, Turnhout : Brepols, 2003, notamment p. 28-32.

[6] François Avril et Nicole Reynaud, Les manuscrits à peintures, Paris : Flammarion et Bibliothèque nationale de France, 1993, p. 36.

[7] Hervé Torchet, Comptes du duc de Bretagne 1420-1433 d’après les copies manuscrites, Les Éditions de la Pérenne, 2010, p. 94, 102, 104. Jean Kerhervé, Les gens de finances des ducs de Bretagne, catalogue prosopographique, III, p. 412 (Thèse dact.) ; L’État breton aux 14e et 15e s., 1987, t. ii, p. 736 et note 134.

[8] Voir René Blanchard, Lettres et mandements de Jean V, duc de Bretagne (Archives de Bretagne, 4-8), Nantes, 1889-1895, 5 vol. : mandements 1142, 1546bis, 1580 : 1424, 4 février, Vannes, mandement d’enquérir des droits des chapelains d’Auray à Jehan Troussier et Jehan de Bennerven, noz procureurs generaulx de Bretaigne gallou et de Bretaigne bretonnant. Mandements 2569, 1660, 2571, 2595, 2605, 2614, 2621-2624, 2626-2627, 2413, 2495. 1444, 21 août, commission au sénéchal de Lamballe pour s’assurer de l’emploi d’une somme de mille livres léguée par le duc Jean V pour être convertie en acquêts dont les revenus devaient servir à payer la fondation d’une messe quotidienne dans le couvent des Augustins de Lamballe, à nôtre bien amé et féal conseillier Jehan Troussier notre sénéchal de Lamballe. Voir Annuaire des Côtes-du-Nord, vol. 10, 1860, p. 70-73.

[9] « Le château de la Gabetière consiste en une cour renfermée de quatre corps de logis assez grands et dans l’un desquels se trouve la chapelle, et aux quatre coins d’iceux trois grosses tours cylindriques et donjon où est l’horloge, et au devant d’icelui un premier portail et un second portail à pont levis et le dit château entouré de douves et fossés ». Nantes, ADLA, B 2000, n° 12, papier terrier de la barre de Ploermel.

[10] Voir H. Harvut, « Notice sur la cathédrale de Saint-Malo depuis sa fondation jusqu’à nos jours », dans la Semaine religieuse du diocèse de Rennes, n. 44, 26 aout 1882, p. 695-703. J.-Y. Copy, Les gisants haut bretons, 1986, p. 234-235 et n. 242. Annales de la Société d’histoire et d’archéologie de l’arrondissement de Saint-Malo, 1996, p. 329.

[11] J. P. Leguay, Un réseau urbain au Moyen Âge : les villes du duché de Bretagne, Paris, 1981, p. 285-289 ; Rennes, ADIV, G 275.

[12] Peut-être celui cité par Dom Morice, Preuves, t. II, col. 1717, en 1458, d’après les Archives de la Chambre des comptes.

[13] « Mandement d’évocation pour Guillaume Troussier, sr de la Gabetiere contre Me Mathelin Troussier et sa femme touchant la possession des biens meubles et héritages de feu Me Olivier Troussier chantre et chanoine de Dol ». Paris, BnF, ms. Fr. 22318, fol. 47.

[14] Leët, sr de la Desnerie, paroisse de Saint-Donatien de Nantes, porte losangé (sceau 1421).

[15] Nantes, ADLA, B 9, fol. 49v. Cf. « (1488) Don à Gilles Troussier du rachapt de feus Guillaume Troussier et Florence Leet sa femme et de Me Mathelin Troussier, le 28 jour de mars ». Ms. Paris, BnF, Fr. 22318, fol. 138.

[16] D’azur au cœur d’or, soutenu d’un croissant d’argent en pointe (d’Aguesseau).

[17] Dans celles de Jean Troussier le lion est, plus exactement, « couronné d’or ».

Heribert Tenschert : 600 Years ago: The Hours of Jean Troussier, Breton Nobleman, with 20 large Miniatures by two of the foremost Painters of the Time, datable 1424-25 [ en ligne ]

 

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