23 Oct 2010
Jean-Luc Deuffic

Jean-Emmanuel de Rieux, marquis d’Assérac († 1657) : un lettré « bien versé dans les sciences » …

Ma rencontre avec le marquis s’est produite récemment lorsque travaillant à la recherche d’informations pertinentes sur plusieurs bibliophiles bretons du XVIIe siècle,  je me suis rendu compte de l’importance du fonds des livres du seigneur d’Assérac conservé par la prestigieuse Bibliothèque Sainte-Geneviève, à Paris. Du reste, son érudit conservateur du département de la Réserve, Yann Sordet, m’a aimablement invité à faire part de mes découvertes dans la revue Histoire et civilisation du livre, ce que je ferai avec grand plaisir…
Le Père Louis Jacob, dans son Traicté des plus belles bibliothèques publiques et particulières, qui ont esté, et qui sont à présent dans le monde (Paris, 1644, seconde partie, p. 642), citant pour la Bretagne celle de « Jean de Rieux, marquis d’Asserac », écrit de lui qu’il « est bien versé dans les sciences, qu’il cultive journellement par le moyen de bons livres, dont il a rempli son exquise bibliothèque, pour l’augmentation de laquelle il travaille avec un grand soin ».
Je ne sais si Jean-Emmanuel de Rieux fut véritablement un « bibliophile » tel qu’on peut le concevoir aujourd’hui. Le marquis avait certainement un impressionnante bibliothèque mais c’était essentiellement une bibliothèque d’étude, celle d’un lettré passionné par les sciences, notamment par l’astrologie et l’astronomie. Mais laissons s’exprimer Paul Jacob dans l’épitre dédicatoire de son ouvrage, La clavicule, ou la science de Raymond Lulle (Paris, Jean Rémy, 1647), qu’il adressa au marquis, son mécène :

A Monseigneur le Marquis d’Asserac
Monseigneur,
L’amour que vous avez naturellement pour la Science, & pour la Vertu, me donne la hardiesse de vous offrir cet Ouvrage, comme le Chef-d’euvre du plus Vertueux & du plus // Esclairé de tous les Hommes. C’est Raymond-Lulle, Monseigneur, que vous retirez miraculeusement du Tombeau, apres plus de quatre cents ans, & qui vient en France acquerir une seconde gloire, si vous luy permettez que son Nom vive avec le vostre. C’est de l’Illustre famille de Rieux, dont la memoire ne scauroit mourir, qu’il peut infailliblement acquerir l’immortalité qu’il a meritée. Aussi tous les Esprits qui tiennent des qualitez du vostre, l’ont tousjours estimé, & son Nom est en telle veneration parmy les Doctes, qu’ils le regardent comme un Prodige de la Nature, & un Miracle de leur Siècle. Il espere de vostre Bonté, que vous souffrirez son entretien ; & il vous estime trop genereux, pour ne s’asseurer pas de vostre protection, apres avoir surmonté // par sa Vie, & par ses Miracles, tout ce qui faisoit obstacle à sa Probité.
A qui pouvois-je mieux addresser la Vertu que j’ay choisie pour Idée, qu’à celuy qui est le Temple vivant de toutes les Vertus ensemble ? En effet, Monseigneur, y eut-il jamais Grandeur qui leur fût plus propice que la vostre ? Et toutes les fois qu’elles recourent à vous, n’y treuvent-elles pas un Azile favorable ? C’est estre digne Imitateur de tant de Heros, dont vous descendez ; Et vous relevez encore par l’esclat de vos belles Actions la gloire de tant d’Admiraux, de Mareschaux de France, & de Generaux d’Armée de vostre Illustre Famille. Ce n’est pas la seule Noblesse de vostre Maison, qui vous fais estimer ; Elle est accompagnée des plus hautes Perfections dont une Ame puisse estre embelie ; & de quelques // graces que vous soyez redevable au sang dont vous tirez vostre origine ; on remarque aysément que les avantages que vous possedez, sont plustôt des effets de vostre Esprit, que des presens de la Nature. Toutes vos richesses ne sont pas estrangeres ; vous possedez en vous mesme des Thresors bien plus grands ; & la gloire que vous tenez de vos Ayeux, ne diminüe point celle que vos Vertus vous ont acquise. Cette vivacité d’Esprit, ce Jugement si profond, & cette Memoire qui recele tant de belles lumieres pour l’Histoire, pour la Poësie, pour les Langues, & pour les Sciences les moins vulgaires, sont des qualités bien plus nobles, & dont vous estes seulement redevable à vostre Sagesse. Cette affabilité, & cette douceur qu’on decouvre sur vostre visage, vous gagnent en mesme temps les cœurs & les // affections de ceux qui ont le bonheur de vous approcher. Aussi n’estes vous pas seulement doüé des Vertus Intelectueles ; vous avez encore les Morales, & les Surnaturelles. Vous recevez en vostre Maison beaucoup de Vertus, que la pluspart des Grands rejettent de leur Cour ; & vous monstrez par là, que vous avez seul ce qu’ils n’ont pas tous ensemble. La passion que vous avez pour les Muses, ne diminüe point celle des Armes ; & c’est une merveille qui tient lieu de Prodige au siecle où nous sommes, de ce que vous maintenez la gloire des Lettres parmy les Triomphes de la Guerre. Vous cultivez avec soin les deux principaux Exercices, qui contribüent le plus à la gloire des grands Empires ; & vous avez si bien reconcilié les Armes avec les Lettres, que le Nom de Sçavant & de grand (ã iiij) // Capitaine s’accordent parfaitement bien en vostre Personne. Puisque c’est une verité reconnüe de tous les Honestes gens, il me sieroit mal de la vouloir publier ; outre que mes paroles n’adjousteroient rien à vostre Gloire, & le Tableau que j’en ébaucherois seroit tres-imparfait. Il n’y a que vous, Monseigneur, qui le pouvés achever, & dont la main, comme celle de Cesar, peut desfaire nos Ennemis, & décrire vos Victoires.
Que n’ay-je le Genie du Poëte Lyrique ! Je publierois que ce second Mecene, que Raymond-Lulle a choisi pour Protecteur, n’a pas moins de bonne volonté pour les Lettres, que le premier, dont il a si dignement celebré la gloire. Je ferois voir comme un autre Virgile, que l’Auguste Famille d’Asserac est la seule qui descend de ces grands Prin- //ces de Troye, également recommandables pour les Armes & pour les Lettres, ainsi qu’il le décrit luy-mesme quand il dit, Assaracique Domus, &c. Touché de ses hauts sentimens, & inspiré des beaux feux de sa Poësie, je loüerois cette ancienne Race d’Asserac, qui compte tant de Siecles & tant de Heros parmy ses Ancestres ; Et il me seroit bien aysé de prouver qu’il s’en escoulera une infinité d’autres, avant que de produire un second vous-mesme en Vertus, en Valeur, & en Doctrine. Mais je sçay, Monseigneur, que vous aimez beaucoup mieux vous rendre recommandable par vostre propre Vertu, que par les foibles ornemens de ma plume. Quoy qu’il en soit, cette Traduction, & ces Fleurs de Rhetorique, peuvent apporter du // proffit aux Esprits, qui n’ont pas l’Intelligence des Langues, & qui ne sont pas dans le mesme degré de Science où vous estes. Recevez donc, Monseigneur, ce Livre fameux, que Raymond-Lulle a l’honneur de vous offrir par mes mains : Ne luy refusez pas une place dans cette belle Bibliothèque dont vous estes l’Ame vivante ; & que j’appelle à bon droit l’ornement, ou plustot l’ornement de vostre Province. S’il peut meriter vostre Approbation, je me vanteray par tout, qu’il aura receu chez vous un bonheur qui doit faire la meilleure partie de son estime. Que si vous agréez que je tire de la splendeur de vostre Nom, le plus durable Ornement de mes Ouvrages, j’essayeray de m’eslever à de plus hautes sciences, qui ne seront ny moins // belles, ny moins utiles, afin de meriter avec plus de Justice la qualité glorieuse
Monseigneur,
De
Vostre tre-humble / tres-obeissant, & tres-/ fidele serviteur
P. Iacob.

Cette dédicace quelque peu pompeuse, qui n’échappe pas à la loi du genre, nous révèle toute l’attitude du marquis envers les Sciences en général, et l’étude de sa bibliothèque, déjà amorcée (une centaine d’ouvrages a été identifiée), ne déroge pas à cette première constatation. Au reste, les relations du marquis d’Assérac avec le philosophe italien Tomasso Campanella (1568-1639) qu’il rencontra en 1636 à Paris, puis plus tard avec le capucin Yves de Paris (v. 1590-1678), ou avec l’historien Eudes de Mézeray (1610-1683, qui entreprit pour lui une traduction du Policraticus de Jean de Salisbury) confirment le fait que notre Breton gardait pour elles une certaine passion.

Nous sommes certains d’autre-part que les collections du marquis d’Asserac contenaient des manuscrits, plusieurs de luxe. Nous citerons comme exemple le Diodore de Sicile, exécuté pour François Ier, conservé à la bibliothèque du Musée Condé de Chantilly (ms 721). dont le frontispice, peint par Jean Clouet, a fait l’objet d’une étude de Cécile Scaillierez (Revue du Louvre, 4/1996, p. 47-52).
Un manuscrit des oeuvres de Petrarque, aujourd’hui à Munich (Ital. 81) nous dévoile son intérêt pour l’humaniste et poète italien dont il possédait aussi une édition de 1554 achetée à Rome le 19 août 1629.

La signature reconnaissable du marquis d’Assérac  J: Em de Rieux

Frontispice des « troys premiers livres de Diodore Sicilien, historiographe grec, Des antiquitez d’Egipte, et autres païs d’Asie et d’Afrique. Translatez de latin en françoys par Maistre Anthoine Macault, notaire, secrétaire et valet de chambre ordinaire du roy ». Chantilly, Musée Condé, ms 721.
(c) RMN / René-Gabriel Ojéda

(c) Munchen, Bayerische Staatsbibliothek 620 (Ital. 81), f. 105. Francisco Petrarcha, Frammenti (sonneti, Canzoni), Triumphi, Psalmi.

La vie du marquis d’Assérac, mort en duel en 1657, reste encore a écrire … Nous nous attelons à cette tâche. Personnage énigmatique, sa seconde femme (et cousine), Jeanne-Pélagie de Rieux, n’échappe pas à cette image trouble que nous laissent sur le couple certains témoignages. Cette femme d’une superbe beauté, qui avait pour anagramme « J’égale une Diane en prix » fut à son époque des plus controversée. On peut encore admirer dans le sublime recueil de devises de la Bibliothèque de l’Arsenal (Res. 5217, f. 35, ci-dessous) ses armes et sa devise italienne : Perche preda non vuole.

Voir sur l’excellente base des reliures estampées à froid de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, deux ouvrages ayant appartenu aux collections du marquis d\ »Assérac :
§ ANDRELINI (Publio Fausto), De Neapolitana Fornoviensique victoria, Paris, Guy Marchant pour Jean Petit, 31 VIII 1496 (4° Y 373(1) INV 444 RES)
§ PLACUS (Andreas), Lexicon biblicum, Cologne, Melchior Von Neuss, 1536 (FOL B 588 INV 712 RES)

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