Alain de Lille (Alanus ab insulis) était-il breton ?
[Article paru initialement dans Pecia, 4, 2004, p. 117-119]
Les origines bretonnes d’Alain de « Lille » et le manuscrit Marseille BM 436
La renommée du Doctor universalis, théologien, poète et philosophe, a traversé les siècles, en témoigne encore l’important colloque (1) qui lui a été récemment consacré. Si l’œuvre d’Alain de « Lille » (Alanus ab Insulis, 1128-1203) reste généralement bien connue et continue à faire l’objet d’études de grande valeur, la question de ses origines demeure à ce jour à l’état de controverse. Nous aimerions ainsi verser à ce dossier épineux les indications contenues dans le colophon du manuscrit 436 de la Bibliothèque municipale de Marseille, exemplaire de son De planctu nature : « Explicit liber magistri Alani. Deo gratias. [d’une autre main :] Alanus iste qui librum istum composuit, fuit oriundus de episcopatu Leonie in Britannia. Et vocabatur Alanus Mimi (a), britonice Barz (b) ; fuit enim magnus clericus valde … ». Il s’agit d’un manuscrit composite des XIV/XVe s. (202 x 144 mm) provenant de la Chartreuse de Villeneuve (d’où en tête la lettre de Boson, général de l’Ordre, adressée au pape Clément V). Le texte d’Alain de Lille se trouve dans la partie papier, aux f. 34-89.
Parmi les œuvres communément attribuées au docte savant figurait un commentaire sur les prophéties de Merlin, Explanatio in prophetiam Merlini (2). L’auteur de ce texte, faisant allusion à la venue de saint Samson en Armorique donne la liste des saints frères l’accompagnant :
« Venerunt autem cum eo sex fratres ipsius, sancti et magnifici et magnarum virtutum viri : Melanius (3), Matutus (4), Maclovius (5), Pabutual (6), Paternus (7), Wasloeus (8), qui in aliis civitatibus ejusdem regni ordinati sunt, et Ecclesiae Dei praefecti. Et hoc est, quod ait : pastor Eboracensis septimus in Armorico regno frequentabitur. Hos autem septem fratres, usque in hodiernum diem, non solum gens incola terrae illius, sed et finitimae regiones, septem Britanniae sanctos appellant. »
Dans sa notice sur Le culte des sept saints de Bretagne au Moyen Age (9), l’érudit André Oheix relevant le passage en question avait remarqué l’incohérence de cette énumération d’hagionymes. En effet, la présente liste ne correspond pas à celle habituellement connue qui révèla le pèlerinage si célèbre en Bretagne (10), celui associant les sept saints fondateurs des évêchés bretons et dont la dévotion populaire s’est maintenue tardivement. Il semble donc difficile d’admettre que son auteur soit natif d’un diocèse dont il oublie le saint protecteur, en l’occurrence Paul Aurélien.
Un projet de recherche autour de ce commentaire est menée actuellement par Clara Wille du Mittellateinisches Seminar de l’Université de Zurich. Aucun des manuscrits connus des Prophetie Merlini n’en attribue la paternité à Alain de Lille. Seules les premières éditions imprimées font mention de cette identification qui en fait « repose sur une petite anecdote que relate le commentateur, laquelle s’est passée au moment de l’entrée du comte Thierry d’Alsace » à Lille le 23 avril 1128 . L’hypothèse des origines bretonnes d’Alain de Lille ne doit donc pas être écartée. Le nomen d’Alain n’est pas étranger à la péninsule. Il évoque ainsi les grands personnages que furent Alain le Grand, ultime roi de Bretagne, et Alain Barbe-Torte († 952), grand restaurateur du pouvoir breton. Plus tard il sera porté par quelques membres de prestigieuses familles : Rohan (Alain Ier le Noir, † 1128), ou Léon (Alain assiste à la translation des reliques de saint Mathieu en 1206) par exemple. Reste à savoir tout de même si sous le nom d’Alanus ab Insulis ne se profilent pas plusieurs personnages homonymes (11).
Was Alain de Lille (Alanus ab insulis) from Brittany?
[Article adapted from Pecia, 4, 2004, p. 17-119]
The renown of Alain de Lille, Doctor Universalis, theologian, poet and philosopher has crossed the centuries, as is witnessed by the recent conference devoted to him (1). If the works of Alain de « Lille » (Alanus ab Insulis, 1128-1203) remain generally well known and continue to be the object of valuable studies, the question of his origins remains in a state of controversy to this day. Here I would like to contribute to this prickly subject the information contained in the colophon of manuscript 436 of the Bibliothèque Municipale de Marseille, which is a copy of his De Planctu Nature:
» Explicit liber magistri Alani. Deo gratias. [in another hand:] Alanus iste qui librum istum composuit, fuit oriundus de episcopatu Leonie in Britannia. Et vocabatur Alanus Mimi (a), britonice Barz (b) ; fuit enim magnus clericus valde … » This Alain, then, originates from the bishopric of St-Paul de Léon, and is known as Alain « the bard », which in the Breton language is Barz…
The manuscript in question contains various works, dates from the XIV/XVth centuries, measures 202 x 144 mm, and comes from the Carthusian monastery of Villeneuve, near Avignon (and has as its opening the letter from Boson, the head of the order, to pope Clement V). Alain de Lille’s text is found in the paper portion of the manuscript, on folios 34-89.
Amongst the works commonly attributed to the learned Alain figures a commentary on Merlin’s prophecies, Explanatio in Prophetiam Merlini (2). The author of this text alludes to St Samson’s visit to Armorique (an area of northern France which includes Brittany) and gives the list of holy brothers who accompany him:
« Venerunt autem cum eo sex fratres ipsius, sancti et magnifici et magnarum virtutum viri : Melanius (3), Matutus (4), Maclovius (5), Pabutual (6), Paternus (7), Wasloeus (8), qui in aliis civitatibus ejusdem regni ordinati sunt, et Ecclesiae Dei praefecti. Et hoc est, quod ait : pastor Eboracensis septimus in Armorico regno frequentabitur. Hos autem septem fratres, usque in hodiernum diem, non solum gens incola terrae illius, sed et finitimae regiones, septem Britanniae sanctos appellant. »
In discussing this passage in his work on the Cult of the Seven Breton Saints (Le culte des sept saints de Bretagne) in the Middle Ages, the scholar André Oheix has noted the incoherence of this list of saints. In fact, the list given here is not the same as that which is generally given for the famous pilgrimage to Brittany (10) which associates the seven founding saints of the Breton bishoprics whose popular devotion continued for a long time. It thus seems difficult to assume that the author did not know about the diocese whose protecting saint he does not mention, in this case St Paul Aurélien. A research project surrounding this commentary is currently being undertaken by Clare Wille of the Mittellateinisches Seminar of the University of Zurich. None of the known manuscripts of the Prophetie Merlini attributes the origin to Alain de Lille. Only the first printed editions make any mention of this identification which in fact « relies on an anecdote given by the commentator, which took place at the time of Count Thierry d’Alsace’s entry » into Lille on the 23rd April 1128. Thus the hypothesis that Alain de Lille might have Breton origins cannot be pushed aside. The name Alain is no stranger to the Breton peninsular. It brings to mind great figures such as Alain le Grand (the Great), the last king of Brittany, and Alain Barbe-Torte (of the Twisted Beard) († 952), who did much to restore Breton power. Later the name was carried by members of prestigious families such as the Rohans (Alain I le Noir – the Black – †1128) and the Léons (whose Alain helped with the translation of the relics of St Matthew in 1206), among others. It remains to be seen whether there are in fact several such Alains behind the name Alanus ab Insulis (11).
Notes
(a) Sur le terme: [Lien]. Voir dans Du Cange: Ministrelli dicti praesertim scurrae, mimi, joculatores quos etiamnum vulgo menestreux vel menestriers appellamus, citant Jornandès.
(b) Moyen breton Barz, français barde, chanteur, musicien: Bardus gallicè cantor appellatur (Festus, Epit. Col. 258)
(1) Paris, 23-25 octobre 2003 : « Philosophie, théologie et littérature au XIIe siècle : Alain de Lille. Le Docteur universel. Huitième centenaire de sa mort », colloque organisé par la Société internationale pour l’étude de la philosophie médiévale.
(2) Prophetia Anglicana, Merlini Ambrosii Britanni, ex Incubo olim (ut hominum fama est) ante annos nulle ducentos circiter in anglia nati, vaticinia et praedictiones : a Gaffredo Monumetensi latine conversae. Una cum septem libris. Explantationum in eandem prophetiam, Alani de Insulis. Francofurti, typis G. Bratheringii, 1603.
(3) Melaine, le saint fondateur de l’abbaye rennaise qui porte son nom.
(4) Pour Macutus, autre nom de saint Malo.
(5) Saint Malo.
(6) Saint Tudwal, patron de l’évêché de Tréguier.
(7) Saint Paterne de Vannes.
(8) Sans doute une déformation du nom du saint fondateur de l’abbaye de Landévennec, Guénolé, Winwaloeus.
(9) Dans Mémoires de la Société d’émulation des Côtes-du-Nord, 49, 1911, p. 11 sq.
(10) Aussi appelé Tro Breiz, « tour de Bretagne ». Sur ce pèlerinage on consultera entre autres : Trevedy, Les sept Saints de Bretagne et leur pèlerinage, dans Bulletin archéologique de l’Association bretonne, 1897, p. 112-167; du même, Culte collectif des Sept Saints de Bretagne, dans Bulletin de la Société archéologique du Finistère, 28, 1901, p. 8-28 ; Abgrall, Etude … du chemin du pèlerinage des Sept Saints entre Quimper et Vannes, dans Bulletin archéologique de l’Association bretonne, 1905, p. 111-124 ; L. Le Guennec, Le Chemin du Tro-Breiz entre Saint-Pol de Léon et Tréguier, dans Bulletin de la Société archéologique du Finistère, 33, 1906, p. 247-281. Charles Mendes, Au sujet du Tro Breiz, Edition du Moulin Vieux, 1991. Yves-Pascal Castel, Le chant du Tro-Breiz, Editions Nouvelles du Finistère, 1995.
(11) Nous rencontrons au XIVe s. plusieurs Bretons portant ce patronyme : Pierre de l’Isle, archidiacre de Tréguier, maître en théologie, pourvu de l’évêché de Tréguier le 16 septembre 1323; Raoul de l’Isle, maître ès-arts, reçoit un canonicat avec expectative de prébende pour le diocèse de Léon le 14 octobre 1327; Geoffroy de l’Isle, chanoine de Nantes, professeur en médecine en 1329; Yves de l’Isle, étudiant en théologie au collège de Navarre en 1342, chanoine de Dol en 1349, etc. Les toponymes sont également nombreux : L’Isle en Plonevez-Lochrist, Spezet, Le Tréhou, etc, pour les anciens diocèses de Léon et de Cornouaille.
Biblio sélective
Je remecie Clara Wille pour son message du 20 juillet 2004. Lire son étude: La Symbolique animale de la Prophetia Merlini de Geoffroy de Monmouth selon un commentaire du XIIe siecle attribué à Alain de Lille [En ligne, au format pdf]
Prophetia anglicana Merlini Ambrosii britanni … vaticinia et praedictiones a Galfredo Monemutensi latine conversae una cum septem libris explanationum in eamdem prophetiam… Alani de Insulis,… Francofurti, G. Bratheringii, 1603 [En ligne sur Gallica]
J. Crick, Geoffrey of Monmouth, prophecy and history, dans Journal of Medieval History, 18, 1992, p. 73.
M. Th. d’Alverny, Alain de Lille, textes inédits, Paris, 1965.
Alain de Lille, Lettres familières (1167-1170), éd. Françoise Hudry, Etudes et Rencontres de l’Ecole des Chartes 14, Paris, 2003.
Palémon Glorieux, Alain de lille: problèmes d’édition, dans H. Roussel, F. Suard, Alain de Lille, Gautier de Châtillon, Jakemart Giélée et leur temps, Lille, 1980, p. 77-81. Christel Meier, Die Rezeption des Anticlaudianus Alans von Lille in Textkommentierung und Illustration, dans : Text und Bild, hg. von Christel Meier/Uwe Ruberg, Wiesbaden, 1980, p. 408-549.
M. Bloomfield, A Preliminary List of Incipits of Latin Works on the Virtues and Vices, mainly of the Thirteenth, Fourteenth and Fifteenth Centuries, dans Traditio, 11, 1955, n. 61.
P. Michaud-Quantin, Le Liber penitentialis d’Alain de Lille. Le temoignage des manuscrits belges et francais, dans Citeaux, 10, 1959, p. 93-106; idem, Sommes de casuistique et manuels de confession au moyen âge, XII – XVI siècles, Louvain, Lille, Montreal, 1962, p. 15-19.
L. E. Marshall, Phalerae Poetae and the Prophet’s New Words in the Anticlaudianus of Alan of Lille [En ligne]
Magister Alanus (of Lille?), Introduction to his commentary on the pseudo-Ciceronian Rhetorica ad Herennium, &
=> [Essentiel] J. O. Ward, Between two worlds: the career and oeuvre of Alan of Lille [En ligne]
Encyclopédie théologique de Migne: Alain de Lille [Lien]
Liens
Lire le c.r. de Max Lejbowicz sur le livre de Marcel Brasseur, La geste des Bretons II, Merlin le veilleur du temps [En ligne sur le site des Cahiers de recherches médiévales]
Wikipedia [En ligne]
Florent Rouillé, L’hymne « Omnis mundi creatura », une miniature de l’Anticlaudien d’Alain de Lille (XIIe s.) [En ligne]
De planctu naturae [En ligne: Intratext]
De planctu naturae [En ligne: The latin library]
The Complaint of Nature [En ligne: Medieval Sourcebook]
Anticlaudianus sive De officiis viri boni et perfecti [Bibliotheca Augustana] [pdf :Documenta catholica]
Manuscrit numérisé
§ Biblioteca Pública del Estado en Soria ms 23-H(2) : Tractatus Magistri Alani super Cantica Canticorum (XIIIe s.) [En ligne]
Illustration: Les Paraboles Maîstre Alain. Paris, Antoine Vérard, 20 mars 1492 (1493 ns). Chantilly, musée Condé. (C) Photo RMN – ©René-Gabriel Ojéda
Votre traduction de ‘MIMI’ (‘Alain the bard’) n’est pas la seule possible. S’il s’agit de latin, il faudrait traduire ‘DU chanteur’, c’est-à-dire (filius) du bard… Mimi ne s’accorde pas avec Alanus. Autrement il faut supposer une erreur (mimi pour français mime?).
Une enquête fiscale de 1482 (AD 44, B 2894) mentionne à Garlan "la maison de l’école desherbergée il y a trente ans et auquel lieu on dit que fut né Alanus Parabolis et appartient à présent au Quisidic, noble homme, et l’a annexée à une métairie" (Nous avons malencontreusement omis de noter la source de cette information que nous pensons être /Le Finistère de la préhistoire jusqu’à nos jours/, paru en 1991 sous la direction d’Yves Le Gallo).
"Alanus Parabolis" désigne très probablement le fameux Alain de Lille : reste à connaître les raisons qui ont conduit les habitants de cette petite paroisse trégoroise (aujourd’hui commune du Finistère) à revendiquer le "Doctor Universalis" (ou du moins l’un de ses avatars) comme leur pays.
Parmi les autres Bretons, et même plus précisément parmi les autres Léonards, qui portaient le surnom "de Insula", un certain "Hervaeus de Insula clericus Leonensis diocesis publicus apostolica et imperiali authoritate notarius" actif à Paris en 1341.
Vu la date tardive du manuscrit où est l’annotation, il y a peu de chances qu’elle soit porteuse d’une quelconque vérité issue de la tradition orale. Peut-être y a-t-il confusion avec d’autres "Alain" issus de Bretagne. Un exemple avec lieu de naissance controversé : Alain de la Roche (Alanus de Rupe), que plusieurs manuscrits appellent "ung tres notable docteur en theologie nommé maistre Alain de la Roche, natif du pays de Bretaingne", mais dont l’origine ne fait pas l’unanimité (cf. Catholic Encyclopedia, reprise par Wikipedia http://www.newadvent.org/cathen/012… et http://en.wikipedia.org/wiki/Alanus…).