28 Nov 2011
Jean-Luc Deuffic

Pierre de Nantes et l’« Histoire des Trois Maries » de Jean de Venette (1357)


Claudia Rabel (IRHT), dans une très belle étude (1) − “Des histoires de famille : la dévotion aux trois Maries en France du XIVe au XVe siècle : textes et images”, dans la Revista de historia da arte, 7, 2009, p. 121-136 − nous a glissé, p. 123-124, quelques notes sur le rôle de Pierre Benoit (et non ” Pierre Bernard “, dit Pierre de Nantes, ou de Guéméné) dans la propagation du culte des Trois Maries. En fait, c’est à Jean de Venette, carme parisien (et sans doute chroniqueur ? second continuateur de la Chronique latine de Guillaume de Nangis ?) que nous devons de précieux renseignements sur notre Breton. Auteur vers 1357 d’un long poème en vers français sur l’histoire des Trois Maries (encore inédit), Jean Fillon, dit de Venette, près de Compiègne, raconte qu’
il rendit plusieurs fois visite à Pierre de Nantes, alors évêque de Saint-Pol de Léon, retenu dans son lit, à Longjumeau, près de Chilly (au prieuré de Saint-Eloi, dépendant du Val-des-Ecoliers) (2), malade de la goutte dont il ne dut la guérison miraculeuse qu’à l’intercession des trois Maries, et qu’il se rappelait avec certain plaisir les repas qu’ils avaient pris ensemble … [ dans l’édition de Lyon : en ligne sur Gallica ].

Uns prélat fu moult charitables,
Bons clercs était et véritables
de saint Pol de Lyon yère (= était)
Evesque, et est son nom Pierre.
C’est un prélat qui vit encore
Nul plus preudomme ne scay je ore (= maintenant)
Et moult bon clerc est-il sans faille …

Pierre, guéri, accomplira le pèlerinage promis sur les tombeaux de Marie Jacobé et Marie Salomé aux Saintes-Maries-de-la-Mer. En cette circonstance, il compose un office et fait élever trois autels en leur honneur : dans la cathédrale Saint-Pierre de Nantes, à Longjumeau, et au couvent des Carmes de Paris de la place Maubert ( un des tableaux situés à l’arrière du choeur portait la signature de son auteur : F. Yvo carmelita 1357 , certainement un carme breton) (3) :

Quant guaris fut ly bons prélats
Et partit son pèlerinage,
Office en fit de biau latin
pour dire au vespre et au matin ;
Et fit fonder de biaux auteulz
Vous ne verrez des moys auteulz :
Un en fonda droit à Saint Pierre
De Nantes, qui est fait de pierre
Moult noblement, trestout d’albatre,
Ymages sont ou trois ou quatre ;
Un autre au Val des Escoliers,
A Longiumel près de Paris :
Fist il fonder quant fu guéris.
Après des biens dont habonda
Un bel autel aussi fonda
A Paris, au revestiaire (= sacristie)
Des Carmelistres le fit faire :
Et de ses mains le dédia
Au nom des suers où se fya :
Belle painture et délittable (= délectable)
Mist sur l’autel en une table ;
Derrier le grant autel quérez
Au long du cuer, là trouverez
L’autel moult bel et les paintures
Des Maries, et les figures
De leurs maris et de leurs filx :
Tout y est mis, je vous affis (= assuré) ;
Ne verrez maz (= davantage), plus biaux ymages,
Sy bien pourtraiz ne telz visages.
(Paris, BnF, Fr. 1351, f. 220v-221)

Suite au décès de Guillaume de Kersauzon, Pierre fut nommé à l’évêché de Saint-Pol de Léon le XV des calendes de juin (18 mai) 1328. Il était alors doyen de Châteaubriant, au diocèse de Nantes, et simple diacre. Nous savons qu’il était allié à la famille Bardoul qui donna quelques légistes de renom. En 1334, il consacre la cathédrale de Saint-Pol. Il fit soumission à la Chambre apostolique le 14 de Juillet 1349 pour sa nomination à l’évêché de Saint-Malo, et l’année suivante fit des statuts pour son nouveau diocèse. Il permute, en février 1359, avec Guillaume Poulart, évêque de Rennes, cité où il entre solennellement le 3 novembre 1359, consacrant le même jour sa cathédrale. Pierre de Nantes mourut vers la fin de l’an 1363. Les verrières de Rennes lui donne pour armoiries : d’argent semé de merlettes d’azur à un croissant d’or en abîme et au franc quartier de sable (A. Guillotin de Corson, Pouillé historique de l’archevêché de Rennes, Volume 1,  p. 73)


Vitrail de Rennes [ lien ]. Merci à François du Fou.

(1) Claudia Rabel, “Des histories de famille. La dévotion aux Trois Maries en France du XIVe au XVe siècle. Textes et images”, in Revista de História da Arte, n.º 7 (2009), pp. 121-136[ en ligne, format pdf ]
(2) Depuis août 1331, Chilly et Longjumeau appartenaient au duc de Bretagne [ lien ]. Sur les Augustins du prieuré de Saint-Eloi de Longjumeau voir AD Essonne, 4 H. Catherine Guyon, Les Ecoliers du Christ: l’ordre canonial du Val des Ecoliers, 1201-1539, Publications du CERCOR, 1998, p. 101 sq. [ extraits ]
(3) Milin, Antiquités nationales, 4, p. 24.

Manuscrits de l’histoire des trois Maries

<> London, British Library, Egerton 3050. Ancien Ashburnham 602. XIV/XVe s. Papier. 223 f. Bâtarde. 2 colonnes de 41 lignes. Initiales. [ description en ligne ]
<> Paris, BnF, Fr. 1531  [ numérisé sur Gallica ]. Provenance : Jacques d’Armagnac, duc de Nemours ; Bourbon (armes).
<> Paris, BnF, Fr. 1532  [ numérisé sur Gallica ]. Provenance : Jacques d’Armagnac, duc de Nemours ; Bourbon (armes)
<> Paris, BnF, Fr. 12468. [ numérisé sur Gallica ]. Parchemin. 232 f.  300 x 220 mm. 2 col. XIV/2 s. A la fin, le nom du copiste (f. 232 v) : « Per manum P. de Cruce » ; et une note grattée : « Ce livre est de messire B… [mil] CCCCXLVIJ. ». Au f. 1, ex-libris : « Bibliotheca Sedanensis. »
<> Paris, BnF, Fr. 24311. Parchemin. iv et 226 feuillets à 2 col. 320 × 235 mm. Reliure maroquin rouge.
Miniatures en grisaille. Provenance : Jean Rolin, évêque de Chalon puis d’Autun, armes, d’azur, à trois clefs d’or posées en pal 2 et 1 peintes aux f. 1 et 5. Ancien De La Vallière 2765 :

Cy commence le liure intitule le liure des troiz maries lequel compila fit & ordonna frère Jehan Filions de Venette lez compiegne en beauuoisins de lordre des Carmes lan 1357 acompli ou moys de may ledit an a lheure des compiles, in fol. m. r.
Très Beau Manuscrit sur vélin du milieu du XV siecle, contenant 232 feuillets écrits en lettres appellées ancienne bâtarde, sur 1 colonnes. Les titres y sont en rouge, & les lettres tourneures peintes en or & en couleurs. Il est orné de 7 miniatures qui sont exécutées en camaïeu gris. Il a appartenu à un Abbé ou à un Evêque de la maison de Rolin, dont les armes avec une crosse se voient sur le 10e feuillet.
Les trois Maries dont il est parlé dans l’Ouvrage en vers de Jean de Venette, sont : Marie, Mère de Notre Seigneur, Marie Cleophé & Marie Salomé. M. de Sainte Palaye dans le tom. XIII. des Mém. de l’Académie des Inscriptions ; & l’Abbé Goujet, dans le tom. IX de sa Bibliotheque, ont donné de longues notices de ce Poème de Jean de Venette, qui est aussi Auteur de la seconde continuation de la Chronique de Guillaume de Nangis. (Catalogue, II, 1783)

<> Paris, BnF, Fr. 24344, f. 213v-232v. Divers traités dont l’histoire des Trois Maries.  XVe siècle. Parchemin et papier. 404 f. 300 × 215 mm. Demi-reliure.

Listoire Des Trois Maries, Par Frere Jehan De Venette.
Prologue :
In nomine domini amen.
Chi commenche li prologues du livre de la saincte et haulte histore des glorieuses maries filles
madame saincte anne et de ses trois maris.
Incipit :
Un amy ay droit a paris
Avltre nom porte que paris
Qui moult me prie et admoneste
Qune matere treshonneste
Maite en romant a ceste fye
De trois dames ou tant se fye.
Se termine :
Lan mil ccc sept et cinquante
En may que li rossinoz chante
Un po de tamps devant complie
Fu ceste oeuvre tout acomplie
Cest listoire des trois maries
Les hautes suers tres bien meries

La matere est belle et honneste
Freres Jehans dis de venette
Nommes fillons la ordonnee
De Dieu soit s’ ame couronnée,
Qui nous doint paix et paradis :
Dites amen, adieu vous dis.
Explicit l’istoire des trois Maries, c’est de nostre Dame la haute dame Vierge, mère de nostre seigneur Jésus-Christ, et de ses deux suers, dittes Marie Jacobée et Marie Solomée, toutes filles à Madame sainte Anne, et aussi l’histoire de sainte Anne, et de touz leurs maris et leurs enfants, et de leur trespas de toutes et de touz, et moult d’autres belles narracions touchans et appartenans à elles. Fait et accompli, à Paris, par un frère des Carmes, l’an mil IIIc LVII du moys de may. Priez pour lui. Amen.

C’est loroison en latin que ly bons evesques Pierres de Nantes adont evesque de Saint Pol de Leon en Bretaigne dont mencon est faite vers la fin de ce livre fist en la maladie qui est recitee illec endroit et disoit ???? en la dicte langueur ou il estoit et en guery, et est mise en françoiz ou livre. »
Ci-dessous Paris BnF, 1531 et 1532. Quelques légères différences.

 


(c) Stockholm, Musée national, B 1211, f. 207v

Nobile collegium
Sanctarum Sororum trium
Quibus nomen est Maria,
Vestrum sanctum suffragium
Imploro ad praesidium
Nunc in ista angustia.
Quae erit Christo gratior,
Aut quae sibi acceptior
Quam sit vestra oratio!
Nulla sibi conjunctior,
Nulla sibi proximior
Quam sit vestra cognatio.
Tu sibi, Virgo, mater es,
Inde sibi quod imperes
Et naturae dat ratio.
Vos vere duae caeterae
Estis ejus marterterae.
O quam ingens affectio!
Vobis me dedicaveram
In servum, et decreveram
Me met ipsum expendere,
In devotis officis
Et debitis obsequiis
Vestri Deique munere.
Sed in morbo jam imbibor
Deficiens et delibor,
Si nunc desit remedium.
Ergo, dulce consortium,
Vestrarum precum dulcium
Sentiam nunc auxilium.
Amen.

L’édition revue de Jean Drouyn, imprimée de Lyon, 1519 (1e éd. Paris, 1505) :

La Vie des troys Maries, de leur mère, de leurs enfans et de leurs maris. Composé en rime françoise par Jean de Venette et translaté de rime en prose par Jean Droyn. Nouvellement corrigée par ung vénérable docteur en théologie… imprimée à Lyon sur le Rosne par Claude Nourry, “alias” Le Prince, le VI jour de juillet, l’an de grâce mil cinq cens et XIX [ en ligne sur Gallica ]

Biblio :
M. de La Curne, Mémoire concernant la Vie de Jean De Venette, avec la Notice de l’Histoire en vers des Trois Maries, dont il est Auteur, 1736  [ en ligne ]
Hercule Géraud, “De Guillaume de Nangis et de ses continuateurs”, dans Bibliothèque de l’école des chartes, 3, 1842, p. 17-46 [ en ligne sur Persée ]
M. Faillon, Monuments inédits sur l ́apostolat de S.Marie Magdaleine en Provence, Publié par l’abbé Migne, 1848-1850, t. I, c. 1316, t. II, c. 945-950.
E. Déprez, Une tentative de reforme du calendrier sous Clement VI :
Jean des Murs et la Chronique de Jean de Venette [ en ligne sur Persée ]
Jeanne Bouny, Edition critique des “Trois Maries”, version de Pierre de Beauvais (XIIIe s.) et de Jean de Venette (XIVe s.), 1937, Thèse de licence, Université libre de Bruxelles.
Alfred Coville, ” Jean de Venette, auteur de L’Histoire des Trois Maries “, dans Histoire littéraire de la France, t. 38, Paris, 1949, p. 355-404.
R. Newhall et J. Birdsall, The Cronicle of Jean de Venette, Columbia University Press, New York, 1953.
La chronique dite de Jean de Venette, édition critique, par Erik Le Maresquier, p. 83-85, dans Positions des thèses, Ecole nationale des chartes, 1968.
Chronique dite de Jean de Venette, Traduction Colette Beaune, LGF/Le Livre de Poche, 2011.

Base JONAS (IRHT) [ lien ]

1ere illustration : Sainte Anne et les trois Marie. Heures d’Étienne Chevalier, enluminées par Jean Fouquet. Paris, BnF, département des Manuscrits, NAL 1416, f. 115.

Quelques lieux de culte aux Trois Maries en Bretagne
Au XVIIe siècle, Corps-Nuds, en Ille-et-Vilaine, est quelquefois appelé Cornut-les-Trois-Marie ou Corps-Nuds-les-Trois-Marie, à cause de la chapelle des Trois-Maries qui fut probablement l’église primitive : Sanctus Petrus de Corporibus Nudis vel tres Mariae.
L’église de Cardroc (Ile-et-Vilaine) est sous l’invocation des Trois Maries.
Chapelle des Trois-Maries à Vitré ( Ille-et-Vilaine )
Couvent des Carmes des Trois-Maries, près de Vannes (Morbihan), fondé par la duchesse Françoise d’Amboise. Le sceau du couvent représentait une ” Vierge au manteau “, le ” front ceint du bandeau royal, portant sur ses épaules un vaste manteau, dont un côté soulevé par sa main gauche laisse voir un grand nombre de religieuses dans l’attitude de la prière et de la contemplation, et l’autre côté, soulevé par l’Enfant Jésus assis sur le bras droit de sa mère, d’autres religieuses abritées sous ses plis”. André Jean Marie Hamon, Notre-Dame de France ou Histoire du culte de la Sainte Vierge en France, IV, Paris, 1864, p. 429. Voir pour d’autres exemples de ” Vierge au manteau “, l’article de Claudia Rabel cité plus haut. Voir : ” Visa de la Chambre des Comptes de Bretagne relatant la : commission de la reine Anne autorisant le déplacement du couvent des Trois-Maries du Bondon, qui est étroit et malsain, et déléguant Ph. De Montauban, chancelier de Bretagne, J. Berthelot, docteur ès droits, vice-chancelier, G. du Quirisec, archidiacre de Vannes, Louis des Déserts, sénéchal de Vannes, O. de Loyon, son premier écuyer tranchant, capitaine de Vannes, la mission d’examiner les imperfections du couvent et de choisir, s’il y a lieu, un autre emplacement d’une étendue de 8 journaux, et décrétant que le nouveau couvent sera édifié sous l’invocation de la Conception de Notre-Dame (1513) “. ADLA H 381.
Chapellenie des Trois-Maries en l’île de Bouin (ancien diocèse de Nantes)
Cathédrale Saint-Pierre de Nantes : Chapellenie des Trois-Maries (ADLA, G 185) – \” Maison des Trois Maries \” près de la rue des Carmelites.
Chapellenie des Trois-Maries à Saint-Aignan (Loire-Atlantique)
La troisième des trois fontaines du sanctuaire marial de Gouézec (Finistère) est placée sous la protection des Trois Maries [ lien ] (Merci à André-Yves Bourgès par cette référence

Le culte des Trois Maries reste très présent dans la maison ducale bretonne durant tout le Moyen Âge.

A lire sur le sujet : différents messages sur la liste de discussion : La Bretagne au Moyen Âge (André-Yves Bourgès, Pierre-Yves Quémener, Amaury de La Pinsonnais …)

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